Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IX.djvu/208

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— Je suis brisée, ma chère, laissez-moi un moment me reposer ici.

Et la duchesse s’assit sur le divan de son amie.

— Qu’avez-vous donc ? vous êtes toute tremblante.

Le marquis de Ronquerolles entra.

— J’ai peur, madame la duchesse, qu’il ne vous arrive quelque accident. Je viens de voir votre cocher gris comme les Vingt-Deux Cantons.

La duchesse ne répondit pas, elle regardait la cheminée, les glaces, en y cherchant les traces de son passage ; puis, elle éprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu des joies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vie un autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

— J’ai les nerfs agacés par la prédiction que m’a faite ici monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, je vais aller voir si sa hache de Londres me troublera jusque dans mon sommeil. Adieu donc, chère. Adieu, monsieur le marquis.

Elle traversa les salons, où elle fut arrêtée par des complimenteurs qui lui firent pitié. Elle trouva le monde petit en s’en trouvant la reine, elle si humiliée, si petite. D’ailleurs, qu’étaient les hommes devant celui qu’elle aimait véritablement et dont le caractère avait repris les proportions gigantesques momentanément amoindries par elle, mais qu’alors elle grandissait peut-être outre mesure ? Elle ne put s’empêcher de regarder celui de ses gens qui l’avait accompagnée, et le vit tout endormi.

— Vous n’êtes pas sorti d’ici ? lui demanda-t-elle.

— Non, madame.

En montant dans son carrosse, elle aperçut effectivement son cocher dans un état d’ivresse dont elle se fût effrayée en toute autre circonstance ; mais les grandes secousses de la vie ôtent à la crainte ses aliments vulgaires. D’ailleurs elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Si les physiologistes peuvent promptement définir l’amour en s’en tenant aux lois de la nature, les moralistes sont bien plus embarrassés de l’expliquer quand ils veulent le considérer dans tous les développements que lui a donnés la société. Néanmoins il existe, malgré les hérésies des mille sectes qui divisent l’église