Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/127

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sang-froid, dévorait la fortune du joueur assez sottement entêté pour se laisser griser par le rapide mouvement de cette machine. Les tailleurs du Trente-et-Quarante allaient presque aussi vite que la Roulette. Philippe avait fini par acquérir ce sang-froid de général en chef qui permet de conserver l’œil clair et l’intelligence nette au milieu du tourbillon des choses. Il était arrivé à cette haute politique du jeu qui, disons-le en passant, faisait vivre à Paris un millier de personnes assez fortes pour contempler tous les soirs un abîme sans avoir le vertige. Avec ses quatre cents francs, Philippe résolut de faire fortune dans cette journée. Il mit en réserve deux cents francs dans ses bottes, et garda deux cents francs dans sa poche. À trois heures, il vint au salon maintenant occupé par le théâtre du Palais-Royal, où les banquiers tenaient les plus fortes sommes. Il sortit une demi-heure après riche de sept mille francs. Il alla voir Florentine, à laquelle il devait cinq cents francs, il les lui rendit, et lui proposa de souper au Rocher de Cancale après le spectacle. En revenant il passa rue du Sentier, au bureau du journal, prévenir son ami Giroudeau du gala projeté. À six heures Philippe gagna vingt-cinq mille francs, et sortit au bout de dix minutes en se tenant parole. Le soir, à dix heures, il avait gagné soixante-quinze mille francs. Après le souper, qui fut magnifique, ivre et confiant Philippe revint au jeu vers minuit. À l’encontre de la loi qu’il s’était imposée, il joua pendant une heure, et doubla sa fortune. Les banquiers à qui, par sa manière de jouer, il avait extirpé cent cinquante mille francs, le regardaient avec curiosité.

— Sortira-t-il, restera-t-il ? se disaient ils par un regard. S’il reste, il est perdu.

Philippe crut être dans une veine de bonheur, et resta. Vers trois heures du matin, les cent cinquante mille francs étaient rentrés dans la caisse des jeux. L’officier, qui avait considérablement bu du grog en jouant, sortit dans un état d’ivresse que le froid par lequel il fut saisi porta au plus haut degré ; mais un garçon de salle le suivit, le ramassa, et le conduisit dans une de ces horribles maisons à la porte desquelles se lisent ces mois sur un réverbère : Ici, on loge à la nuit. Le garçon paya pour le joueur ruiné qui fut mis tout habillé sur un lit, où il demeura jusqu’au soir de Noël. L’administration des jeux avait des égards pour ses habitués et pour les grands joueurs. Philippe ne s’éveilla qu’à sept heures, la bouche pâteuse, la figure enflée, et en proie à une fièvre nerveuse. La force