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LES CÉLIBATAIRES : UN MÉNAGE DE GARÇON.

— Oui, monsieur Jean…

Au moment de faire sa déclaration l’héritier se sentit la langue glacée par le souvenir du mort enterré si fraîchement il se demanda jusqu’où la bienfaisance de son père était allée. Flore, qui regarda son nouveau maître sans pouvoir en soupçonner la simplicité attendit pendant quelque temps que Jean-Jacques reprit la parole ; mais elle le quitta ne sachant que penser du silence obstiné qu’il garda. Quelle que fût l’éducation que la Rabouilleuse tenait du docteur, il devait se passer plus d’un jour avant qu’elle connût le caractère de Jean-Jacques, dont voici l’histoire en peu de mots.

À la mort de son père, Jacques, âgé de trente-sept ans était aussi timide et soumis à la discipline paternelle que peut l’être un enfant de douze ans. Cette timidité doit expliquer son enfance, sa jeunesse et sa vie à ceux qui ne voudraient pas admettre ce caractère ou les faits de cette histoire, hélas ! bien communs partout, même chez les princes, car Sophie Dawes fut prise par le dernier des Condé dans une situation pire que celle de la Rabouilleuse. Il y a deux timidités : la timidité d’esprit, la timidité de nerfs ; une timidité physique et une timidité morale. L’une est indépendante de l’autre. Le corps peut avoir peur et trembler pendant que l’esprit reste calme et courageux, et vice versa. Ceci donne la clef de bien des bizarreries morales. Quand les deux timidités se réunissent chez un homme, il sera nul pendant toute sa vie. Cette timidité complète est celle des gens dont nous disons : — C’est un imbécile. Il se cache souvent dans cet imbécile de grandes qualités comprimées. Peut-être devons-nous à cette double infirmité quelques moines qui ont vécu dans l’extase. Cette malheureuse disposition physique et morale est produite aussi bien par la perfection des organes et par celle de l’âme que par des défauts encore inobservés. La timidité de Jean-Jacques venait d’un certain engourdissement de ses facultés qu’un grand instituteur, ou un chirurgien comme Desplein eussent réveillées. Chez lui, comme chez les crétins, le sens de l’amour avait hérité de la force et de l’agilité qui manquait à l’intelligence, quoiqu’il lui restât encore assez de sens pour se conduire dans la vie. La violence de sa passion, dénuée de l’idéal où elle s’épanche chez tous les jeunes gens, augmentait encore sa timidité. Jamais il ne put se décider, selon l’expression familière, à faire la cour à une femme à Issoudun. Or, ni les jeunes filles, ni les bourgeoises ne pouvaient faire les avances à un jeune