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LES CÉLIBATAIRES : UN MÉNAGE DE GARÇON.

de leurs lignes respectives ; chacun d’eux devait se tenir sur sa ligne, et s’avancer à volonté quand les témoins auraient dit : — Allez !

— Mettons-nous habit bas ? dit froidement Philippe à Gilet.

— Volontiers, colonel, répondit Maxence avec une sécurité de bretteur.

Les deux adversaires ne gardèrent que leurs pantalons, leur chair s’entrevit alors en rose sous la percale des chemises. Chacun armé d’un sabre d’ordonnance choisi de même poids, environ trois livres, et de même longueur, trois pieds, se campa, tenant la pointe en terre et attendant le signal. Ce fut si calme de part et d’autre, que, malgré le froid, les muscles ne tressaillirent pas plus que s’ils eussent été de bronze. Goddet, les quatre témoins et les deux soldats eurent une sensation involontaire.

— C’est de fiers mâtins !

Cette exclamation s’échappa de la bouche du commandant Potel.

Au moment où le signal : — Allez ! fut donné, Maxence aperçut la tête sinistre de Fario qui les regardait par le trou que les Chevaliers avaient fait au toit de l’église pour introduire les pigeons dans son magasin. Ces deux yeux, d’où jaillirent comme deux douches de feu, de haine et de vengeance, éblouirent Max. Le colonel alla droit à son adversaire, en se mettant en garde de manière à saisir l’avantage. Les experts dans l’art de tuer savent que, de deux adversaires, le plus habile peut prendre le haut du pavé, pour employer une expression qui rende par une image l’effet de la garde haute. Cette pose, qui permet en quelque sorte de voir venir, annonce si bien un duelliste du premier ordre, que le sentiment de son infériorité pénétra dans l’âme de Max et y produisit ce désarroi de forces qui démoralise un joueur alors que, devant un maître ou devant un homme heureux, il se trouble et joue plus mal qu’à l’ordinaire.

— Ah ! le lascar, se dit Max, il est de première force, je suis perdu !

Max essaya d’un moulinet en manœuvrant son sabre avec une dextérité de bâtoniste ; il voulait étourdir Philippe et rencontrer son sabre, afin de le désarmer ; mais il s’aperçut au premier choc que le colonel avait un poignet de fer, et flexible comme un ressort d’acier. Maxence dut songer à autre chose, et il voulait réfléchir, le malheureux ! tandis que Philippe, dont les yeux lui jetaient des éclairs plus vifs que ceux de leurs sabres, parait toutes les attaques avec le sang-froid d’un maître garni de son plastron dans une salle.