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Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/472

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II. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE DE PROVINCE.

monsieur, un littérateur dont la jeunesse a été préservée de la démoralisation actuelle par le travail, on puisse être en sûreté ; néanmoins, vous vous moqueriez de moi, si je mariais ma fille les yeux fermés. Je sais bien que vous n’êtes pas un innocent, et j’en serais bien fâchée pour ma Félicie (ceci fut dit à l’oreille), mais si vous aviez de ces liaisons… Tenez, monsieur, vous avez entendu parler de madame Roguin, la femme d’un Notaire qui a eu, malheureusement pour notre corps, une si cruelle célébrité. Madame Roguin est liée, et cela depuis 1820, avec un banquier…

— Oui, du Tillet, répondit Étienne qui se mordit la langue en songeant à l’imprudence avec laquelle il avouait connaître du Tillet.

— Eh ! bien, monsieur, si vous étiez mère, ne trembleriez-vous pas en pensant que votre fille peut avoir le sort de madame du Tillet ? À son âge, et née de Grandville, avoir pour rivale une femme de cinquante ans passés !… J’aimerais mieux voir ma fille morte que de la donner à un homme qui aurait des relations avec une femme mariée… Une grisette, une femme de théâtre se prennent et se quittent ! Selon moi, ces femmes-là ne sont pas dangereuses, l’amour est un état pour elles, elles ne tiennent à personne, un de perdu, deux de retrouvés !… Mais une femme qui a manqué à ses devoirs doit s’attacher à sa faute, elle n’est excusable que par sa constance, si jamais un pareil crime est excusable ! C’est ainsi du moins que je comprends la faute d’une femme comme il faut, et voilà ce qui la rend si redoutable…

Au lieu de chercher le sens de ces paroles, Étienne en plaisanta chez Malaga, où il se rendit avec son futur beau-père ; car le Notaire et le journaliste étaient au mieux ensemble.

Lousteau s’était déjà posé devant ses intimes comme un homme important : sa vie allait enfin avoir un sens, le hasard l’avait choyé, il devenait sous peu de jours propriétaire d’un charmant petit hôtel rue Saint-Lazare ; il se mariait, il épousait une femme charmante, il aurait environ vingt mille livres de rente ; il pourrait donner carrière à son ambition ; il était aimé de la jeune personne, il appartenait à plusieurs familles honorables… Enfin, il voguait à pleines voiles sur le lac bleu de l’espérance.

Madame Cardot avait désiré voir les gravures de Gil Blas, un de ces livres illustrés que la librairie française entreprenait alors, et Lousteau la veille en avait remis les premières livraisons à madame Cardot. La Notaresse avait son plan, elle n’empruntait le livre que pour le