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LES PARISIENS EN PROVINCE : LA MUSE DU DÉPARTEMENT.

magistrat obtint le paiement préalable d’une année de la pension. Le petit La Baudraye vint dire adieu galamment à sa femme et à ses enfants, il se montra vêtu d’un petit paletot blanc en caoutchouc. Il était si ferme sur ses jambes et si semblable au La Baudraye de 1836, que Dinah désespéra d’enterrer jamais ce terrible nain.

Du jardin où il fumait un cigare, le journaliste vit monsieur de La Baudraye pendant le temps que cet insecte mit à traverser la cour ; mais ce fut assez pour Lousteau : il lui parut évident que le petit homme avait voulu détruire toutes les espérances que sa mort pouvait inspirer à sa femme. Cette scène si rapide changea beaucoup les dispositions de son cœur et de son esprit. En fumant un second cigare, il se mit à réfléchir à sa position. La vie en commun qu’il menait avec la baronne de La Baudraye lui avait jusqu’à présent coûté tout autant d’argent qu’à elle. Pour se servir d’une expression commerciale, les comptes se balançaient à la rigueur. Eu égard à son peu de fortune, à la peine avec laquelle il gagnait son argent, Lousteau se regardait moralement comme le créancier. Assurément, l’heure était favorable pour quitter cette femme. Fatigué de jouer depuis environ trois ans une comédie qui ne devient jamais une habitude, il déguisait perpétuellement son ennui. Ce garçon, habitué à ne rien dissimuler, s’imposait au logis un sourire semblable à celui du débiteur devant son créancier. Cette obligation lui devenait de jour en jour plus pénible. Jusqu’alors l’intérêt immense que présentait l’avenir lui avait donné des forces, mais quand il vit le petit La Baudraye partant aussi lestement pour les États-Unis que s’il s’agissait d’aller à Rouen par les bateaux à vapeur, il ne crut plus à l’avenir. Il rentra du jardin dans le salon élégant où Dinah venait de recevoir les adieux de son mari.

— Étienne, dit madame de La Baudraye, sais-tu ce que mon seigneur et maître vient de me proposer ? Dans le cas où il me plairait d’habiter Anzy pendant son absence, il a donné ses ordres, et il espère que les bons conseils de ma mère me décideront à y revenir avec mes enfants…

— Le conseil est excellent, répondit sèchement Lousteau qui connaissait assez Dinah pour savoir la réponse passionnée qu’elle mendiait d’ailleurs par un regard.

Ce ton, l’accent, le regard indifférent, tout frappa si durement cette femme qui vivait uniquement par son amour, qu’elle laissa couler de ses yeux le long de ses joues deux grosses larmes sans ré-