Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, VI.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes ces misères, il était moins fautif que victime de son beau caractère, de son énergie, de la chute de l’Empereur, de la duplicité des Libéraux, et de l’acharnement des Bourbons contre les Bonapartistes. Elle n’osa pas, durant cette semaine passée au Havre, semaine horriblement coûteuse, lui proposer de se réconcilier avec le gouvernement royal, et de se présenter au Ministre de la Guerre : elle eut assez à faire de le tirer du Havre, où la vie est horriblement chère, et de le ramener à Paris quand elle n’eut plus que l’argent du voyage. La Descoings et Joseph, qui attendaient le proscrit à son débarquer dans la cour des Messageries royales, furent frappés de l’altération du visage d’Agathe.

— Ta mère a pris dix ans en deux mois, dit la Descoings à Joseph au milieu des embrassades et pendant qu’on déchargeait les deux malles.

— Bonjour, mère Descoings, fut le mot de tendresse du colonel pour la vieille épicière que Joseph appelait affectueusement maman Descoings.

— Nous n’avons pas d’argent pour le fiacre, dit Agathe d’une voix dolente.

— J’en ai, lui répondit le jeune peintre. Mon frère est d’une superbe couleur, s’écria-t-il à l’aspect de Philippe.

— Oui, je me suis culotté comme une pipe. Mais, toi, tu n’es pas changé, petit.

Alors âgé de vingt et un ans, et d’ailleurs apprécié par quelques amis qui le soutinrent dans ses jours d’épreuves, Joseph sentait sa force et avait la conscience de son talent ; il représentait la peinture dans un Cénacle formé par des jeunes gens dont la vie était adonnée aux sciences, aux lettres, à la politique et la philosophie ; il fut donc blessé par l’expression de mépris que son frère marqua encore par un geste : Philippe lui tortilla l’oreille comme à un enfant. Agathe observa l’espèce de froideur qui succédait chez la Descoings et chez Joseph à l’effusion de leur tendresse ; mais elle répara tout en leur parlant des souffrances endurées par Philippe pendant son exil. La Descoings, qui voulait faire un jour de fête du retour de l’enfant qu’elle nommait prodigue, mais tout bas, avait préparé le meilleur dîner possible, auquel étaient conviés le vieux Claparon et Desroches le père. Tous les amis de la maison devaient venir, et vinrent le soir. Joseph avait averti Léon Giraud, d’Arthez, Michel Chrestien, Fulgence Ridal et Bianchon, ses amis du Cénacle. La