Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/149

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— Mais, je viens inviter à dîner demain chez la marquise d’Espard.

— Une de nos parentes ? demanda le juge d’un air si naïvement préoccupé que Bianchon se mit à rire.

— Non, mon oncle, la marquise d’Espard est une haute et puissante dame, qui a présenté une requête au tribunal, à l’effet de faire interdire son mari, et vous avez été commis…

— Et tu veux que j’aille dîner chez elle ! Es-tu fou ? dit le juge en saisissant le code de procédure. Tiens, lis donc l’article qui défend au magistrat de boire et de manger chez l’une des parties qu’il doit juger. Qu’elle vienne me voir si elle a quelque chose à me dire, ta marquise. Je devais en effet aller demain interroger son mari, après avoir examiné l’affaire pendant la nuit prochaine. Il se leva, prit un dossier qui se trouvait sous un serre-papier à portée de sa vue, se dit après avoir lu l’intitulé : Voici les pièces. Puisque cette haute et puissante dame t’intéresse, dit-il, voyons la requête !

Popinot croisa sa robe de chambre dont les pans retombaient toujours en laissant sa poitrine à nu ; il trempa ses mouillettes dans son café refroidi, et chercha la requête qu’il lut en se permettant quelques parenthèses et quelques discussions auxquelles son neveu prit part.

« À monsieur le Président du Tribunal civil de Première Instance du département de la Seine, séant au Palais de Justice.

» Madame Jeanne-Clémentine-Athénaïs de Blamont-Chauvry, épouse de monsieur Charles-Maurice-Marie Andoche, comte de Nègrepelisse, marquis d’Espard (Bonne noblesse), propriétaire ; ladite dame d’Espard demeurant rue du Faubourg-Saint-Honoré, no 104, et ledit sieur d’Espard, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, no 22 (Ah ! oui, monsieur le président m’a dit que c’était dans mon quartier !), ayant Me Desroches pour avoué, »

— Desroches ! un petit faiseur d’affaires, un homme mal vu du Tribunal et de ses confrères, qui nuit à ses clients !

— Pauvre garçon ! dit Bianchon, il est malheureusement sans fortune, et il se démène comme un diable dans un bénitier, voilà tout.

» A l’honneur de vous exposer, monsieur le président, que depuis une année les facultés morales et intellectuelles de monsieur d’Espard, son mari, ont subi une altération si profonde, qu’elles constituent aujourd’hui l’état de démence et d’imbécillité prévu par l’article 486 du Code civil, et appellent au secours de sa fortune,