Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/20

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heureux ! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant longtemps, oh ! oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état duquel je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts, le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh ! bien, monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité ! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit