Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/231

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les personnes de sa société, ne le voyant que superficiellement, ne pouvaient le juger ; d’ailleurs, les vingt ou trente amis qui se réunissaient entre eux disaient les mêmes niaiseries, répétaient les mêmes lieux communs, se regardaient tous comme des gens supérieurs dans leur partie. Les femmes faisaient assaut de bons dîners et de toilettes ; chacune d’elles avait tout dit en disant un mot de mépris sur son mari ; madame Birotteau seule avait le bon sens de traiter le sien avec honneur et respect en public : elle voyait en lui l’homme qui, malgré ses secrètes incapacités, avait gagné leur fortune, et dont elle partageait la considération. Seulement, elle se demandait parfois ce qu’était le monde, si tous les hommes prétendus supérieurs ressemblaient à son mari. Sa conduite ne contribuait pas peu à maintenir l’estime respectueuse accordée au marchand dans un pays où les femmes sont assez portées à déconsidérer leurs maris et à s’en plaindre.

Les premiers jours de l’année 1814, si fatale à la France impériale, furent signalés chez eux par deux événements peu marquants dans tout autre ménage, mais de nature à impressionner des âmes simples comme celles de César et de sa femme, qui, en jetant les yeux sur leur passé, n’y trouvaient que des émotions douces. Ils avaient pris pour premier commis un jeune homme de vingt-deux ans, nommé Ferdinand du Tillet. Ce garçon, qui sortait d’une maison de parfumerie où l’on avait refusé de l’intéresser dans les bénéfices, et qui passait pour un génie, se remua beaucoup pour entrer à la Reine des Roses, dont les êtres, les forces et les mœurs intérieures lui étaient connus. Birotteau l’accueillit et lui donna mille francs d’appointements, avec l’intention d’en faire son successeur. Ferdinand eut sur les destinées de cette famille une si grande influence, qu’il est nécessaire d’en dire quelques mots.

D’abord, il se nommait simplement Ferdinand, son nom de famille. Cette anonymie lui parut un immense avantage au moment où Napoléon pressa les familles pour y trouver des soldats. Il était cependant né quelque part, par le fait de quelque cruelle et voluptueuse fantaisie. Voici le peu de renseignements recueillis sur son état civil. En 1793, une pauvre fille du Tillet, petit endroit situé près des Andelys, était venue accoucher nuitamment dans le jardin du desservant de l’église du Tillet, et s’alla noyer après avoir frappé aux volets. Le bon prêtre recueillit l’enfant, lui donna