Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/310

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mannes un dîner orné de six bouteilles de vin choisies avec discernement.

— Mais comment ferons-nous pour manger tant de choses ? dit Popinot.

— Et l’homme de lettres, s’écria Gaudissart. Finot connaît les pompes et les vanités, il va venir, enfant naïf ! muni d’un prospectus ébouriffant. Le mot est joli, hein ! Les prospectus ont toujours soif ; il faut arroser les graines si l’on veut des fleurs. Allez, esclaves, dit-il aux marmitons en se drapant, voilà de l’or.

Il leur donna dix sous par un geste digne de Napoléon, son idole.

— Merci, monsieur Gaudissart, répondirent les marmitons plus heureux de la plaisanterie que de l’argent.

— Toi, mon fils, dit-il au garçon qui restait pour servir, il est une portière, elle gît dans les profondeurs d’un antre où parfois elle cuisine, comme jadis Nausicaa faisait la lessive, par pur délassement. Rends-toi près d’elle, implore sa candeur, intéresse-la, jeune homme, à la chaleur de ces plats. Dis-lui qu’elle sera bénie, et surtout respectée, très-respectée par Félix Gaudissart, fils de Jean-François Gaudissart, petit-fils des Gaudissart, vils prolétaires fort anciens, ses aïeux. Marche et fais que tout soit bon, sinon je te flanque un Ut majeur dans ton Saint-Luc !

Un autre coup de marteau retentit.

— Voilà le spirituel Andoche, dit Gaudissart.

Un gros garçon assez joufflu, de taille moyenne et qui, des pieds à la tête, ressemblait au fils d’un chapelier, à traits ronds où la finesse était ensevelie sous un air gourmé, se montra soudain. Sa figure, attristée comme celle d’un homme ennuyé de misère, prit une expression d’hilarité quand il vit la table mise et les bouteilles. Au cri de Gaudissart, son pâle œil bleu pétilla, sa grosse tête creusée par sa figure kalmouque alla de droite à gauche, et il salua Popinot d’une manière étrange, sans servilité ni respect, comme un homme qui ne se sent pas à sa place et ne fait aucune concession. Il commençait alors à reconnaître en lui-même qu’il ne possédait aucun talent littéraire ; il pensait à rester dans la littérature en exploiteur, à y monter sur l’épaule des gens spirituels, à y faire des affaires au lieu d’y faire des œuvres mal payées. En ce moment, il avait épuisé l’humilité des démarches et l’humiliation des tentatives ; il allait, comme les gens de haute portée financière, se retourner et devenir impertinent par parti pris. Mais il lui fallait une pre-