Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, X.djvu/72

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comme l’on n’aime plus, jusqu’à me mettre dans un coffre et risquer d’y être poignardé sans avoir reçu autre chose que la promesse d’un baiser. Mourir pour elle me semblait toute une vie. En 1760 je devins amoureux d’une Vendramini, une femme de dix-huit ans, mariée à un Sagredo, l’un des plus riches sénateurs, un homme de trente ans, fou de sa femme. Ma maîtresse et moi nous étions innocents comme deux chérubins, quand le sposo nous surprit causant d’amour ; j’étais sans armes, il me manqua, je sautai sur lui, je l’étranglai de mes deux mains en lui tordant le cou comme à un poulet. Je voulus partir avec Bianca, elle ne voulut pas me suivre. Voilà les femmes ! Je m’en allai seul, je fus condamné, mes biens furent séquestrés au profit de mes héritiers ; mais j’avais emporté mes diamants, cinq tableaux de Titien roulés, et tout mon or. J’allai à Milan, où je ne fus pas inquiété : mon affaire n’intéressait point l’État.

— Une petite observation avant de continuer, dit-il après une pause. Que les fantaisies d’une femme influent ou non sur son enfant pendant qu’elle le porte ou quand elle le conçoit, il est certain que ma mère eut une passion pour l’or pendant sa grossesse. J’ai pour l’or une monomanie dont la satisfaction est si nécessaire à ma vie que, dans toutes les situations où je me suis trouvé, je n’ai jamais été sans or sur moi ; je manie constamment de l’or ; jeune, je portais toujours des bijoux et j’avais toujours sur moi deux ou trois cents ducats.

En disant ces mots, il tira deux ducats de sa poche et me les montra.

— Je sens l’or. Quoique aveugle, je m’arrête devant les boutiques de joailliers. Cette passion m’a perdu, je suis devenu joueur pour jouer de l’or. Je n’étais pas fripon, je fus friponné, je me ruinai. Quand je n’eus plus de fortune, je fus pris par la rage de voir Bianca : je revins secrètement à Venise, je la retrouvai, je fus heureux pendant six mois, caché chez elle, nourri par elle. Je pensais délicieusement à finir ainsi ma vie. Elle était recherchée par le Provéditeur ; celui-ci devina un rival, en Italie on les sent : il nous espionna, nous surprit au lit, le lâche ! Jugez combien vive fut notre lutte : je ne le tuai pas, je le blessai grièvement. Cette aventure brisa mon bonheur. Depuis ce jour je n’ai jamais retrouvé de Bianca. J’ai eu de grands plaisirs, j’ai vécu à la cour de Louis XV parmi les femmes les plus célèbres ; nulle part je n’ai