Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/101

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pur qu’il est, serait moins ardent, si, dans la même circonstance, il s’adressait à d’autres personnes. C’est ton ascendant invincible et celui de ton ami qui, sans même qu’il s’en aperçoive, le déterminent avec tant de force, et lui font faire par attachement ce qu’il croit ne faire que par honnêteté.

Voilà ce qui doit arriver à toutes les âmes d’une certaine trempe ; elles transforment, pour ainsi dire, les autres en elles-mêmes ; elles ont une sphère d’activité dans laquelle rien ne leur résiste : on ne peut les connaître sans les vouloir imiter, et de leur sublime élévation elles attirent à elles tout ce qui les environne. C’est pour cela, ma chère, que ni toi ni ton ami ne connaîtrez peut-être jamais les hommes ; car vous les verrez bien plus comme vous les ferez, que comme ils seront d’eux-mêmes. Vous donnerez le ton à tous ceux qui vivront avec vous ; ils vous fuiront ou vous deviendront semblables, et tout ce que vous aurez vu n’aura peut-être rien de pareil dans le reste du monde.

Venons maintenant à moi, cousine, à moi qu’un même sang, un même âge, et surtout une parfaite conformité de goûts et d’humeurs, avec des tempéraments contraires, unit à toi dès l’enfance :

Congiunti eran gl’ albergbi,

Ma più congiunti i cori ;

Conforme era l’etate,

Ma ’l pensier più cnnforme,

Que penses-tu qu’ait produit sur celle qui a passé sa vie avec toi cette charmante influence qui se fait sentir à tout ce qui t’approche ? Crois-tu qu’il puisse ne régner entre nous qu’une union commune ? Mes yeux ne te rendent-ils pas la douce joie que je prends chaque jour dans les tiens en nous abordant ? Ne lis-tu pas dans mon cœur attendri le plaisir de partager tes peines et de pleurer avec toi ? Puis-je oublier que, dans les premiers transports d’un amour naissant, l’amitié ne te fut point importune, et que les murmures de ton amant ne purent t’engager à m’éloigner de toi, et à me dérober le spectacle de ta faiblesse ? Ce moment fut critique, ma Julie ; je sais ce que vaut dans ton cœur modeste le sacrifice d’une honte qui n’est pas réciproque. Jamais je n’eusse été ta confidente si j’eusse été ton amie à demi, et nos âmes se sont trop bien senties en s’unissant pour que rien les puisse désormais séparer.

Qu’est-ce qui rend les amitiés si tièdes et si peu durables entre les femmes, je dis entre celles qui sauraient aimer ? Ce sont les intérêts de l’amour, c’est l’empire de la beauté ; c’est la jalousie des conquêtes : or, si rien de tout cela nous eût pu diviser, cette division serait déjà faite. Mais quand mon cœur serait moins inepte à l’amour, quand j’ignorerais que vos feux sont de nature à ne s’éteindre qu’avec la vie, ton amant est mon ami, c’est-à-dire mon frère : et qui vit jamais finir par l’amour une véritable amitié ? Pour M. d’Orbe, assurément il aura longtemps à se louer de tes sentiments, avant que je songe à m’en plaindre, et je ne suis pas plus tentée de le retenir par force, que toi de me l’arracher. Eh ! mon enfant, plût au ciel qu’au prix de son attachement, je te pusse guérir du tien ! Je le garde avec plaisir, je le céderais avec joie.

A l’égard des prétentions sur la figure, j’en puis avoir tant qu’il me plaira ; tu n’es pas fille à me les disputer, et je suis bien sûre qu’il ne t’entra de tes jours dans l’esprit de savoir qui de nous deux est la plus jolie. Je n’ai pas été tout à fait si indifférente ; je sais là-dessus à quoi m’en tenir, sans en avoir le moindre chagrin. Il me semble même que j’en suis plus fière que jalouse ; car enfin les charmes de ton visage, n’étant pas ceux qu’il faudrait au mien, ne m’ôtent rien de ce que j’ai, et je me trouve encore belle de ta beauté, aimable de tes grâces, ornée de tes talents : je me pare de toutes tes perfections, et c’est en toi que je place mon amour-propre le mieux entendu. Je n’aimerais pourtant guère à faire peur pour mon compte, mais je suis assez jolie pour le besoin que j’ai de l’être. Tout le reste m’est inutile, et je n’ai pas besoin d’être humble pour te céder.

Tu t’impatientes de savoir à quoi j’en veux venir. Le voici. Je ne puis te donner le conseil que tu me demandes, je t’en ai dit la raison : mais le parti que tu prendras pour toi, tu le prendras en même temps pour ton amie ; et quel que soit ton destin, je suis déterminée à