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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/143

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aura : et quel qu’il soit, personne n’oserait se plaindre ; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun respect au public : c’est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique ; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d’idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l’estomac pantelant : on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté, de l’œil ou de l’oreille ; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les écoutent ; et ce qu’il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu’applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu’on applaudit les cris d’une actrice à l’Opéra comme les tours de force d’un bateleur à la foire : la sensation en est déplaisante et pénible, on souffre tandis qu’ils durent ; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu’on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s’exprimant avec cette délicatesse, et jugez de l’effet ! Pour les diables, passe encore ; cette musique a quelque chose d’infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu’on admire le plus à l’Opéra français.

A ces beaux sons, aussi justes qu’ils sont doux, se marient très dignement ceux de l’orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d’instruments sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses ; chose la plus lugubre, la plus assommante que j’aie entendue de ma vie, et que je n’ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n’y a pour l’ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c’est un trépignement universel ; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand’peine et à grand bruit un certain homme de l’orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu’ils sentent si peu, ils se tourmentent l’oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à leur échapper ; au lieu que l’Allemand et l’Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent et la suivent sans aucun effort ; et n’ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m’a-t-il souvent dit que dans les opéras d’Italie où elle est si sensible et si vive, on n’entend, on ne voit jamais dans l’orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l’organe musical ; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions âpres et fortes, les sons forcés et traînants ; nulle cadence, nul accent mélodieux dans les airs du peuple : les instruments militaires, les fifres de l’infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d’un faux à choquer l’oreille la moins délicate. Tous les talents ne sont pas donnés aux mêmes hommes ; et en général le Français paraît être de tous les peuples de l’Europe celui qui a le moins d’aptitude à la musique. Milord Edouard prétend que les Anglais en ont aussi peu ; mais la différence est que ceux-ci le savent et ne s’en soucient guère, au lieu que les Français renonceraient à mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutôt que de convenir qu’ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a même qui regarderaient volontiers la musique à Paris comme une affaire d’État, peut-être parce que c’en fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre de Timothée : à cela vous sentez qu’on n’a rien à dire. Quoi qu’il en soit, l’Opéra de Paris pourrait être une fort belle institution politique, qu’il n’en plairait pas davantage