Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/153

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Voilà, mon ami, comment on tire parti du présent en s’instruisant pour l’avenir, et comment la bonté met d’avance à profit les leçons de la sagesse, afin que, quand les lumières acquises nous resteraient inutiles, on n’ait pas pour cela perdu le temps employé à les acquérir. Qui doit vivre parmi des gens en place ne saurait prendre trop de préservatifs contre leurs maximes empoisonnées, et il n’y a que l’exercice continuel de la bienfaisance qui garantisse les meilleurs cœurs de la contagion des ambitieux. Essayez, croyez-moi, de ce nouveau genre d’études ; il est plus digne de vous que ceux vous avez embrassés ; et comme l’esprit s’étrécit à mesure que l’âme se corrompt, vous sentirez bientôt, au contraire, combien l’exercice des sublimes vertus élève et nourrit le génie, combien un tendre intérêt aux malheurs d’autrui sert mieux à en trouver la source, et à nous éloigner en tous sens des vices qui les ont produits.

Je vous devais toute la franchise de l’amitié dans la situation critique où vous me paraissez être, de peur qu’un second pas vers le désordre ne vous y plongeât enfin sans retour, avant que vous eussiez le temps de vous reconnaître. Maintenant, je ne puis vous cacher, mon ami, combien votre prompte et sincère confession m’a touchée ; car je sens combien vous a coûté la honte de cet aveu, et par conséquent combien celle de votre faute vous pesait sur le cœur. Une erreur involontaire se pardonne et s’oublie aisément. Quant à l’avenir, retenez bien cette maxime dont je ne me départirai point : qui peut s’abuser deux fois en pareil cas ne s’est pas même abusé la première.

Adieu, mon ami : veille avec soin sur ta santé, je t’en conjure, et songe qu’il ne doit rester aucune trace d’un crime que j’ai pardonné.

P.-S. ─ Je viens de voir entre les mains de M. d’Orbe des copies de plusieurs de vos lettres à milord Edouard, qui m’obligent à rétracter une partie de mes censures sur les matières et le style de vos observations. Celles-ci traitent, j’en conviens, de sujets importants, et me paraissent pleines de réflexions graves et judicieuses. Mais, en revanche, il est clair que vous nous dédaignez beaucoup, ma cousine et moi, ou que vous faites bien peu de cas de notre estime, en ne nous envoyant que des relations si propres à l’altérer, tandis que vous en faites pour votre ami de beaucoup meilleurs. C’est, ce me semble, assez mal honorer vos leçons, que de juger vos écolières indignes d’admirer vos talents ; et vous devriez feindre, au moins par vanité, de nous croire capables de vous entendre.

J’avoue que la politique n’est guère du ressort des femmes ; et mon oncle nous en a tant ennuyées, que je comprends comment vous avez pu craindre d’en faire autant. Ce n’est pas non plus, à vous parler franchement, l’étude à laquelle je donnerais la préférence ; son utilité est trop loin de moi pour me toucher beaucoup, et ses lumières sont trop sublimes pour frapper vivement mes yeux. Obligée d’aimer le gouvernement sous lequel le ciel m’a fait naître, je me soucie peu de savoir s’il en est de meilleurs. De quoi me servirait de les connaître, avec si peu de pouvoir pour les établir, et pourquoi contristerais-je mon âme à considérer de si grands maux où je ne peux rien, tant que j’en vois d’autres autour de moi qu’il m’est permis de soulager ? Mais je vous aime ; et l’intérêt que je ne prends pas au sujet, je le prends à l’auteur qui le traite. Je recueille avec une tendre admiration toutes les preuves de votre génie ; et fière d’un mérite si digne de mon cœur je ne demande à l’amour qu’autant d’esprit qu’il m’en faut pour sentir le vôtre. Ne me refusez donc pas le plaisir de connaître et d’aimer tout ce que vous faites de bien. Voulez-vous me donner l’humiliation de croire que, si le ciel unissait nos destinées, vous ne jugeriez pas votre compagne digne de penser avec vous ?

Lettre XXVIII de Julie

Tout est perdu ! Tout est découvert ! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu où je les avais cachées. Elles y étaient encore hier au soir. Elles n’ont pu être enlevées que d’aujourd’hui. Ma mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les voit, c’est fait de ma vie ! Eh ! que servirait qu’il ne les vît pas, s’il faut renoncer…