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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/168

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amour conçu dans huit jours, s’en guérira-t-il en te voyant à toute heure ? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré !

Lettre XV de Julie

C’en est trop, c’en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l’épreuve de tant d’amour ; ma résistance est épuisée. J’ai fait usage de toutes mes forces ; ma conscience m’en rend le consolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu’il ne m’a donné ! Ce triste cœur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien, t’appartient sans réserve ; il fut à toi du premier moment où mes yeux te virent, il te restera jusqu’à mon dernier soupir. Tu l’as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.

Oui, tendre et généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t’aimera toujours ; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l’empire que l’amour t’a donné ; il ne te sera plus ôté. C’est en vain qu’une voix mensongère murmure au fond de mon âme, elle ne m’abusera plus. Que sont les vains devoirs qu’elle m’oppose contre ceux d’aimer à jamais ce que le ciel m’a fait aimer ? Le plus sacré de tous, n’est-il pas envers toi ? N’est-ce pas à toi seul que j’ai tout promis ? Le premier vœu de mon cœur ne fut-il pas de ne t’oublier jamais, et ton inviolable fidélité n’est-elle pas un nouveau lien pour la mienne ? Ah ! dans le transport d’amour qui me rend à toi, mon seul regret est d’avoir combattu des sentiments si chers et si légitimes. Nature, ô douce nature ! reprends tous tes droits ; j’abjure les barbares vertus qui t’anéantissent. Les penchants que tu m’as donnés seront-ils plus trompeurs qu’une raison qui m’égara tant de fois ?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami ; tu leur dois trop pour les haïr ; mais souffres-en le cher et doux partage ; souffre que les droits du sang et de l’amitié ne soient pas éteints par ceux de l’amour. Ne pense point que pour te suivre j’abandonne jamais la maison paternelle. N’espère point que je me refuse aux liens que m’impose une autorité sacrée. La cruelle perte de l’un des auteurs de mes jours m’a trop appris à craindre d’affliger l’autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera pas son âme accablée d’ennuis ; je n’aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir, honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j’aime. Qu’un père esclave de sa parole et jaloux d’un vain titre dispose de ma main qu’il a promise ; que l’amour seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d’une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse ; mais que tout ce qui m’est cher soit heureux et content s’il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

Lettre XVI. Réponse

Réponse

Nous renaissons, ma Julie ; tous les vrais sentiments de nos âmes reprennent leurs cours. La nature nous a conservé l’être, et l’amour nous rend à la vie. En doutais-tu ? L’osas-tu croire, de pouvoir m’ôter ton cœur ? Va, je le connais mieux que toi, ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence commune qu’ils ne peuvent perdre qu’à la mort. Dépend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir ? Tiennent-ils l’un à l’autre par des nœuds que les hommes aient formés et qu’ils puissent rompre ? Non, non, Julie ; si le sort cruel nous refuse le doux nom d’époux, rien ne peut nous ôter celui d’amants fidèles ; il sera consolation de nos tristes jours, et nous l’emporterons au tombeau.

Ainsi nous recommençons de vivre pour recommencer de souffrir, et le sentiment de notre existence n’est pour nous qu’un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus ? Comment avons-nous cessé d’être ce que nous fûmes ? Où est cet enchantement de