Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/200

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faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l’ordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots ; dans trois jours je ne verrai plus l’Europe ; dans trois mois je serai dans des mers inconnues où règnent d’éternels orages ; dans trois ans peut-être… Qu’il serait affreux de ne vous plus voir ! Hélas ! le plus grand péril est au fond de mon cœur ; car, quoi qu’il en soit de mon sort, je l’ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paraître à vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Milord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le détail de ce qui me regarde. Vous connaissez mon âme, et vous devinerez aisément ce qu’il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah ! milord, vos yeux les reverront !

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d’être mère ! Elle devait donc l’être ?… Ciel inexorable !… O ma mère, pourquoi vous donna-t-il un fils dans sa colère ?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures et célestes âmes. Adieu, tendres et inséparables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du cœur de l’autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d’un infortuné qui n’existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son âme et qui cessa de vivre au moment qu’il s’éloigna de vous. Si jamais… J’entends le signal et les cris des matelots ; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon cœur agité.


Quatrième partie

Lettre I. De madame de Wolmar à madame d’Orbe

Que tu tardes longtemps à revenir ! Toutes ces allées et venues ne m’accommodent point. Que d’heures se perdent à te rendre où tu devrais toujours être, et, qui pis est, à t’en éloigner ! L’idée de se voir pour si peu de temps gâte tout le plaisir d’être ensemble. Ne sens-tu pas qu’être ainsi alternativement chez toi et chez moi, c’est n’être bien nulle part, et n’imagines-tu point quelque moyen de faire que tu sois en même temps chez l’une et chez l’autre ?

Que faisons-nous, chère cousine ? Que d’instants précieux nous laissons perdre, quand il ne nous en reste plus à prodiguer ! Les années se multiplient ; la jeunesse commence à fuir ; la vie s’écoule ; le bonheur passager qu’elle offre est entre nos mains, et nous négligeons d’en jouir ! Te souvient-il du temps où nous étions encore filles, de ces premiers temps si charmants et si doux qu’on ne retrouve plus dans un autre âge, et que le cœur oublie avec tant de peine ? Combien de fois, forcées de nous séparer pour peu de jours et même pour peu d’heures, nous disions en nous embrassant tristement : « Ah ! si jamais nous disposons de nous, on ne nous verra plus séparées !