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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/202

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autre que moi qu’il honore. Ah ! s’il me connaissait, il ne me traiterait pas ainsi. » Non, je ne puis supporter cet état affreux : je ne suis jamais seule avec cet homme respectable que je ne sois prête à tomber à genoux devant lui, à lui confesser ma faute, et à mourir de douleur et de honte à ses pieds.

Cependant les raisons qui m’ont retenue dès le commencement prennent chaque jour de nouvelles forces, et je n’ai pas un motif de parler qui ne soit une raison de me taire. En considérant l’état paisible et doux de ma famille, je ne pense point sans effroi qu’un seul mot y peut causer un désordre irréparable. Après six ans passés dans une si parfaite union, irai-je troubler le repos d’un mari si sage et si bon, qui n’a d’autre volonté que celle de son heureuse épouse, ni d’autre plaisir que de voir régner dans sa maison l’ordre et la paix ? Contristerai-je par des troubles domestiques les vieux jours d’un père que je vois si content, si charmé du bonheur de sa fille et de son ami ? Exposerai-je ces chers enfants, ces enfants aimables et qui promettent tant, à n’avoir qu’une éducation négligée ou scandaleuse, à se voir les tristes victimes de la discorde de leurs parents, entre un père enflammé d’une juste indignation, agité par la jalousie, et une mère infortunée et coupable, toujours noyée dans les pleurs ? Je connais M. de Wolmar estimant sa femme ; que sais-je ce qu’il sera ne l’estimant plus ? Peut-être n’est-il si modéré que parce que la passion qui dominerait dans son caractère n’a pas encore eu lieu de se développer. Peut-être sera-t-il aussi violent dans l’emportement de la colère qu’il est doux et tranquille tant qu’il n’a nul sujet de s’irriter.

Si je dois tant d’égards à tout ce qui m’environne, ne m’en dois-je point aussi quelques-uns à moi-même ? Six ans d’une vie honnête et régulière n’effacent-ils rien des erreurs de la jeunesse, et faut-il m’exposer encore à la peine d’une faute que je pleure depuis si longtemps ? Je te l’avoue, ma cousine, je ne tourne point sans répugnance les yeux sur le passé ; il m’humilie jusqu’au découragement et je suis trop sensible à la honte pour en supporter l’idée sans retomber dans une sorte de désespoir. Le temps qui s’est écoulé depuis mon mariage est celui qu’il faut que j’envisage pour me rassurer. Mon état présent m’inspire une confiance que d’importuns souvenirs voudraient m’ôter. J’aime à nourrir mon cœur des sentiments d’honneur que je crois retrouver en moi. Le rang d’épouse et de mère m’élève l’âme et me soutient contre les remords d’un autre état. Quand je vois mes enfants et leur père autour de moi, il me semble que tout y respire la vertu ; ils chassent de mon esprit l’idée même de mes anciennes fautes. Leur innocence est la sauvegarde de la mienne ; ils m’en deviennent plus chers en me rendant meilleure ; et j’ai tant d’horreur pour tout ce qui blesse l’honnêteté, que j’ai peine à me croire la même qui put l’oublier autrefois. Je me sens si loin de ce que j’étais, si sûre de ce que je suis, qu’il s’en faut peu que je ne regarde ce que j’aurais à dire comme un aveu qui m’est étranger et que je ne suis plus obligée de faire.

Voilà l’état d’incertitude et d’anxiété dans lequel je flotte sans cesse en ton absence. Sais-tu ce qui arrivera de tout cela quelque jour ? Mon père va bientôt partir pour Berne, résolu de n’en revenir qu’après avoir vu la fin de ce long procès dont il ne veut pas nous laisser l’embarras, et ne se fiant pas trop non plus, je pense, à notre zèle à le poursuivre. Dans l’intervalle de son départ à son retour, je resterai seule avec mon mari, et je sens qu’il sera presque impossible que mon fatal secret ne m’échappe. Quand nous avons du monde, tu sais que M. de Wolmar quitte souvent la compagnie et fait volontiers seul des promenades aux environs ; il cause avec les paysans ; il s’informe de leur situation ; il examine l’état de leurs terres ; il les aide au besoin de sa bourse et de ses conseils. Mais quand nous sommes seuls, il ne se promène qu’avec moi, il quitte peu sa femme et ses enfants, et se prête à leurs petits jeux avec une simplicité si charmante, qu’alors je sens pour lui quelque chose de plus tendre encore qu’à l’ordinaire. Ces moments d’attendrissement sont d’autant plus périlleux pour la réserve, qu’il me fournit lui-même les occasions d’en manquer, et qu’il m’a cent fois tenu des propos qui semblaient m’exciter à la confiance. Tôt ou tard il faudra que je lui ouvre mon cœur, je le sens ; mais puisque tu veux que ce soit de concert entre nous, et avec toutes les précautions que la prudence autorise, reviens,