Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/229

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hommes, elles ont tout à fait perdu le goût du laitage, les hommes beaucoup celui du vin ; et qu’en Angleterre, où les deux sexes sont moins confondus, leur goût propre s’est mieux conservé. En général, je pense qu’on pourrait souvent trouver quelque indice du caractère des gens dans le choix des aliments qu’ils préfèrent. Les Italiens, qui vivent beaucoup d’herbages, sont efféminés et mous. Vous autres Anglais, grands mangeurs de viande, avez dans vos inflexibles vertus quelque chose de dur et qui tient de la barbarie. Le Suisse, naturellement froid, paisible et simple, mais violent et emporté dans la colère, aime à la fois l’un et l’autre aliment, et boit du laitage et du vin. Le Français, souple et changeant, vit de tous les mets et se plie à tous les caractères. Julie elle-même pourrait me servir d’exemple ; car quoique sensuelle et gourmande dans ses repas, elle n’aime ni la viande, ni les ragoûts, ni le sel, et n’a jamais goûté de vin pur : d’excellents légumes, les œufs, la crème, les fruits, voilà sa nourriture ordinaire ; et, sans le poisson qu’elle aime aussi beaucoup, elle serait une véritable pythagoricienne.

C’est rien de contenir les femmes si l’on ne contient aussi les hommes ; et cette partie de la règle, non moins importante que l’autre, est plus difficile encore ; car l’attaque est en général plus vive que la défense : c’est l’intention du conservateur de la nature. Dans la république on retient les citoyens par des mœurs, des principes, de la vertu ; mais comment contenir des domestiques, des mercenaires, autrement que par la contrainte et la gêne ? Tout l’art du maître est de cacher cette gêne sous le voile du plaisir ou de l’intérêt, en sorte qu’ils pensent vouloir tout ce qu’on les oblige de faire. L’oisiveté du dimanche, le droit qu’on ne peut guère leur ôter d’aller où bon leur semble quand leurs fonctions ne les retiennent point au logis, détruisent souvent en un seul jour l’exemple et les leçons des six autres. L’habitude du cabaret, le commerce et les maximes de leurs camarades, la fréquentation des femmes débauchées, les perdant bientôt pour leurs maîtres et pour eux-mêmes, les rendent par mille défauts incapables du service et indignes de la liberté.

On remédie à cet inconvénient en les retenant par les mêmes motifs qui les portaient à sortir. Qu’allaient-ils faire ailleurs ? Boire et jouer au cabaret. Ils boivent et jouent au logis. Toute la différence est que le vin ne leur coûte rien, qu’ils ne s’enivrent pas, et qu’il y a des gagnants au jeu sans que jamais personne perde. Voici comment on s’y prend pour cela.

Derrière la maison est une allée couverte dans laquelle on a établi la lice des jeux. C’est là que les gens de livrée et ceux de la basse-cour se rassemblent en été, le dimanche, après le prêche, pour y jouer, en plusieurs parties liées, non de l’argent, on ne le souffre pas, ni du vin, on leur en donne, mais une mise fournie par la libéralité des maîtres. Cette mise est toujours quelque petit meuble ou quelque nippe à leur usage. Le nombre des jeux est proportionné à la valeur de la mise ; en sorte que, quand cette mise est un peu considérable, comme des boucles d’argent, un porte-col, des bas de soie, un chapeau fin, ou autre chose semblable, on emploie ordinairement plusieurs séances à la disputer. On ne s’en tient point à une seule espèce de jeu ; on les varie, afin que le plus habile dans un n’emporte pas toutes les mises, et pour les rendre tous plus adroits et plus forts par des exercices multipliés. Tantôt c’est à qui enlèvera à la course un but placé à l’autre bout de l’avenue ; tantôt à qui lancera le plus loin la même pierre ; tantôt à qui portera le plus longtemps le même fardeau ; tantôt on dispute un prix en tirant au blanc. On joint à la plupart de ces jeux un petit appareil qui les prolonge et les rend amusants. Le maître et la maîtresse les honorent souvent de leur présence ; on y amène quelquefois les enfants ; les étrangers même y viennent, attirés par la curiosité, et plusieurs ne demanderaient pas mieux que d’y concourir ; mais nul n’est jamais admis qu’avec l’agrément des maîtres et du consentement des joueurs, qui ne trouveraient pas leur compte à l’accorder aisément. Insensiblement il s’est fait de cet usage une espèce de spectacle, où les acteurs, animés par les regards du public, préfèrent la gloire des applaudissements à l’intérêt du prix. Devenus plus vigoureux et plus agiles, ils s’en estiment davantage ; et, s’accoutumant à tirer leur valeur d’eux-mêmes plutôt que de ce qu’ils possèdent, tout valets qu’ils sont, l’honneur leur devient plus cher que l’argent.

Il serait long de vous détailler tous les biens qu’on retire ici d’un soin si puéril en apparence,