Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/251

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rester de trop ; et je crois vous avoir conservé de son propre cœur plus peut-être qu’elle ne vous en eût laissé, si je l’eusse abandonné à lui-même.

Mes succès m’encouragèrent, et je voulus tenter votre guérison comme j’avais obtenu la sienne, car je vous estimais, et, malgré les préjugés du vice, j’ai toujours reconnu qu’il n’y avait rien de bien qu’on n’obtînt des belles âmes avec de la confiance et de la franchise. Je vous ai vu, vous ne m’avez point trompé, vous ne me trompez point ; et quoique vous ne soyez pas encore ce que vous devez être, je vous vois mieux que vous ne pensez, et suis plus content de vous que vous ne l’êtes vous-même. Je sais bien que ma conduite a l’air bizarre, et choque toutes les maximes communes ; mais les maximes deviennent moins générales à mesure qu’on lit mieux dans les cœurs ; et le mari de Julie ne doit pas se conduire comme un autre homme. Mes enfants, nous dit-il d’un ton d’autant plus touchant qu’il partait d’un homme tranquille, soyez ce que vous êtes, et nous serons tous contents. Le danger n’est que dans l’opinion : n’ayez pas peur de vous, et vous n’aurez rien à craindre ; ne songez qu’au présent, et je vous réponds de l’avenir. Je ne puis vous en dire aujourd’hui davantage ; mais si mes projets s’accomplissent, et que mon espoir ne m’abuse pas, nos destinées seront mieux remplies, et vous serez tous deux plus heureux que si vous aviez été l’un à l’autre. »

En se levant il nous embrassa, et voulut que nous nous embrassassions aussi, dans ce lieu… et dans ce lieu même où jadis… Claire, ô bonne Claire, combien tu m’as toujours aimée ! Je n’en fis aucune difficulté. Hélas ! que j’aurais eu tort d’en faire ! Ce baiser n’eut rien de celui qui m’avait rendu le bosquet redoutable : je m’en félicitai tristement, et je connus que mon cœur était plus changé que jusque-là je n’avais osé le croire.

Comme nous reprenions le chemin du logis, mon mari m’arrêta par la main, et, me montrant ce bosquet dont nous sortions, il me dit en riant : « Julie, ne craignez plus cet asile, il vient d’être profané. » Tu ne veux pas me croire, cousine, mais je te jure qu’il a quelque don surnaturel pour lire au fond des cœur ; que le ciel le lui laisse toujours ! Avec tant de sujet de me mépriser, c’est sans doute à cet art que je dois son indulgence.

Tu ne vois point encore ici de conseil à donner : patience, mon ange, nous y voici ; mais la conversation que je viens de te rendre était nécessaire à l’éclaircissement du reste.

En nous en retournant, mon mari, qui depuis longtemps est attendu à Etange, m’a dit qu’il comptait partir demain pour s’y rendre, qu’il te verrait en passant, et qu’il y resterait cinq ou six jours. Sans dire tout ce que je pensais d’un départ aussi déplacé, j’ai représenté qu’il ne me paraissait pas assez indispensable pour obliger M. de Wolmar à quitter un hôte qu’il avait lui-même appelé dans sa maison. « Voulez-vous, a-t-il répliqué, que je lui fasse mes honneurs pour l’avertir qu’il n’est pas chez lui ? Je suis pour l’hospitalité des Valaisans. J’espère qu’il trouve ici leur franchise et qu’il nous laisse leur liberté. » Voyant qu’il ne voulait pas m’entendre, j’ai pris un autre tour et tâché d’engager notre hôte à faire ce voyage avec lui. « Vous trouverez, lui ai-je dit, un séjour qui a ses beautés, et même de celles que vous aimez ; vous visiterez le patrimoine de mes pères et le mien : l’intérêt que vous prenez à moi ne me permet pas de croire que cette vue vous soit indifférente. » J’avais la bouche ouverte pour ajouter que ce château ressemblait à celui de milord Edouard, qui… mais heureusement j’ai eu le temps de me mordre la langue. Il m’a répondu tout simplement que j’avais raison et qu’il ferait ce qu’il me plairait. Mais M. de Wolmar, qui semblait vouloir me pousser à bout, a répliqué qu’il devait faire ce qui lui plaisait à lui-même. « Lequel aimez-vous mieux, venir ou rester ? ─ Rester, a-t-il dit sans balancer. ─ Eh bien ! restez, a repris mon mari en lui serrant la main. Homme honnête et vrai ! je suis très content de ce mot-là. » Il n’y avait pas moyen d’alterquer beaucoup là-dessus devant le tiers qui nous écoutait. J’ai gardé le silence, et n’ai pu cacher si bien mon chagrin que mon mari ne s’en soit aperçu. « Quoi donc ! a-t-il repris d’un air mécontent dans un moment où Saint-Preux était loin de nous, aurais-je inutilement plaidé votre cause contre vous-même, et Mme de Wolmar se contenterait-elle d’une vertu qui eût besoin de choisir ses occasions ? Pour moi, je suis plus difficile ; je veux devoir