Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/273

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ou raison ; ce que je sais, c’est que mon mari, qui ne cède point en bon sens à vos philosophes, et qui m’a souvent rapporté tout ce qu’ils disent là-dessus pour étouffer dans le cœur la pitié naturelle et l’exercer à l’insensibilité, m’a toujours paru mépriser ces discours et n’a point désapprouvé ma conduite. Son raisonnement est simple. « On souffre, dit-il, et l’on entretient à grands frais des multitudes de professions inutiles dont plusieurs ne servent qu’à corrompre et gâter les mœurs. A ne regarder l’état de mendiant que comme un métier, loin qu’on en ait rien de pareil à craindre, on n’y trouve que de quoi nourrir en nous les sentiments d’intérêt et d’humanité qui devraient unir tous les hommes. Si l’on veut le considérer par le talent, pourquoi ne récompenserais-je pas l’éloquence de ce mendiant qui me remue le cœur et me porte à le secourir, comme je paye un comédien qui me fait verser quelques larmes stériles ? Si l’un me fait aimer les bonnes actions d’autrui, l’autre me porte à en faire moi-même ; tout ce qu’on sent à la tragédie s’oublie à l’instant qu’on en sort, mais la mémoire des malheureux qu’on a soulagés donne un plaisir qui renaît sans cesse. Si le grand nombre des mendiants est onéreux à l’État, de combien d’autres professions qu’on encourage et qu’on tolère n’en peut-on pas dire autant ! C’est au souverain de faire en sorte qu’il n’y ait point de mendiants ; mais pour les rebuter de leur profession faut-il rendre les citoyens inhumains et dénaturés ? » Pour moi, continua Julie, sans avoir ce que les pauvres sont à l’État, je sais qu’ils sont tous mes frères, et que je ne puis, sans une inexcusable dureté, leur refuser le faible secours qu’ils me demandent. La plupart sont des vagabonds, j’en conviens ; mais je connais trop les peines de la vie pour ignorer par combien de malheurs un honnête homme peut se trouver réduit à leur sort ; et comment puis-je être sûre que l’inconnu qui vient implorer au nom de Dieu mon assistance, et mendier un pauvre morceau de pain, n’est pas peut-être cet honnête homme prêt à périr de misère, et que mon refus va réduire au désespoir ? L’aumône que je fais donner à la porte est légère : un demi-crutz et un morceau de pain sont ce qu’on ne refuse à personne ; on donne une ration double à ceux qui sont évidemment estropiés. S’ils en trouvent autant sur leur route dans chaque maison aisée, cela suffit pour les faire vivre en chemin, et c’est tout ce qu’on doit au mendiant étranger qui passe. Quand ce ne serait pas pour eux un secours réel, c’est au moins un témoignage qu’on prend part à leur peine, un adoucissement à la dureté du refus, une sorte de salutation qu’on leur rend. Un demi-crutz et un morceau de pain ne coûtent guère plus à donner et sont une réponse plus honnête qu’un Dieu vous assiste ! comme si les dons de Dieu n’étaient pas dans la main des hommes, et qu’il eût d’autres greniers sur la terre que les magasins des riches ! Enfin, quoi qu’on puisse penser de ces infortunés, si l’on ne doit rien au gueux qui mendie, au moins se doit-on à soi-même de rendre honneur à l’humanité souffrante ou à son image, et de ne point s’endurcir le cœur à l’aspect de ses misères.

Voilà comment j’en use avec ceux qui mendient pour ainsi dire sans prétexte et de bonne foi : à l’égard de ceux qui se disent ouvriers et se plaignent de manquer d’ouvrage, il y a toujours ici pour eux des outils et du travail qui les attendent. Par cette méthode on les aide, on met leur bonne volonté à l’épreuve ; et les menteurs le savent si bien, qu’il ne s’en présente plus chez nous. »

C’est ainsi, milord, que cette âme angélique trouve toujours dans ses vertus de quoi combattre les vaines subtilités dont les gens cruels pallient leurs vices. Tous ces soins et d’autres semblables sont mis par elle au rang de ses