Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/28

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de vous occuper. Nous allons supprimer les langues, hors l’italienne que vous savez et que vous aimez ; nous laisserons là nos éléments d’algèbre et de géométrie ; nous quitterions même la physique, si les termes qu’elle vous fournit m’en laissaient le courage ; nous renoncerons pour jamais à l’histoire moderne, excepté celle de notre pays, encore n’est-ce que parce que c’est un pays libre et simple, où l’on trouve des hommes antiques dans les temps modernes ; car ne vous laissez pas éblouir par ceux qui disent que l’histoire la plus intéressante pour chacun est celle de son pays. Cela n’est pas vrai. Il y a des pays dont l’histoire ne peut pas même être lue, à moins qu’on ne soit imbécile ou négociateur. L’histoire la plus intéressante est celle où l’on trouve le plus d’exemples de mœurs, de caractères de toute espèce, en un mot le plus d’instruction. Ils vous diront qu’il y a autant de tout cela parmi nous que parmi les anciens. Cela n’est pas vrai. Ouvrez leur histoire et faites-les taire. Il y a des peuples sans physionomie auxquels il ne faut point de peintres ; il y a des gouvernements sans caractère auxquels il ne faut point d’historiens, et où, sitôt qu’on sait quelle place un homme occupe, on sait d’avance tout ce qu’il y fera. Ils diront que ce sont les bons historiens qui nous manquent ; mais demandez-leur pourquoi. Cela n’est pas vrai. Donnez matière à de bonnes histoires, et les bons historiens se trouveront. Enfin ils diront que les hommes de tous les temps se ressemblent, qu’ils ont les mêmes vertus et les mêmes vices ; qu’on n’admire les anciens que parce qu’ils sont anciens. Cela n’est pas vrai non plus ; car on faisait autrefois de grandes choses avec de petits moyens, et l’on fait aujourd’hui tout le contraire. Les anciens étaient contemporains de leurs historiens, et nous ont pourtant appris à les admirer : assurément, si la postérité jamais admire les nôtres, elle ne l’aura pas appris de nous.

J’ai laissé, par égard pour votre inséparable cousine, quelques livres de petite littérature que je n’aurais pas laissés pour vous ; hors de Pétrarque, le Tasse, le Métastase, et les maîtres du théâtre français, je n’y mêle ni poète, ni livres d’amour, contre l’ordinaire des lectures consacrées à votre sexe. Qu’appendrions-nous de l’amour dans ces livres ? Ah ! Julie, notre cœur nous en dit plus qu’eux et le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même ! D’ailleurs ces études énervent l’âme, la jettent dans la mollesse, et lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l’amour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres sentiments, et les anime d’une vigueur nouvelle. C’est pour cela qu’on a dit que l’amour faisait des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante !

Lettre XIII de Julie

Je vous le disais bien que nous étions heureux ; rien ne me l’apprend mieux que l’ennui que j’éprouve au moindre changement d’état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant ? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience ; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-même : je n’ai plus besoin qu’il me dise ces choses-là.

Nous ne sommes à la campagne que d’hier au soir : il n’est pas encore l’heure où je vous verrais à la ville, et cependant mon déplacement me fait déjà trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m’aviez pas défendu la géométrie, je vous dirais que mon inquiétude est en raison composée des intervalles du temps et du lieu ; tant je trouve que l’éloignement ajoute au chagrin de l’absence !

J’ai apporté votre lettre et votre plan d’études pour méditer l’une et l’autre, et j’ai déjà relu deux fois la première : la fin m’en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puisqu’il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, et que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre cœur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de l’instruction pour corrompre une femme est de toutes les séductions la plus condamnable ; et vouloir attendrir sa maîtresse à l’aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d’établir des maximes