Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/288

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les règles qu’il m’a prescrites, en leur donnant un principe moins philosophique et plus convenable à l’amour maternel : c’est de voir mes enfants heureux. Ce fut le premier vœu de mon cœur en portant le doux nom de mère, et tous les soins de mes jours sont destinés à l’accomplir. La première fois que je tins mon fils aîné dans mes bras, je songeai que l’enfance est presque un quart des plus longues vies, qu’on parvient rarement aux trois autres quarts, et que c’est une bien cruelle prudence de rendre cette première portion malheureuse pour assurer le bonheur du reste, qui peut-être ne viendra jamais. Je songeai que, durant la faiblesse du premier âge, la nature assujettit les enfants de tant de manières, qu’il est barbare d’ajouter à cet assujettissement l’empire de nos caprices en leur ôtant une liberté si bornée et dont ils peuvent si peu abuser. Je résolus d’épargner au mien toute contrainte autant qu’il serait possible, de lui laisser tout l’usage de ses petites forces, et de ne gêner en lui nul des mouvements de la nature. J’ai déjà gagné à cela deux grands avantages : l’un, d’écarter de son âme naissante le mensonge, la vanité, la colère, l’envie, en un mot tous les vices qui naissent de l’esclavage, et qu’on est contraint de fomenter dans les enfants pour obtenir d’eux ce qu’on en exige ; l’autre, de laisser fortifier librement son corps par l’exercice continuel que l’instinct lui demande. Accoutumé tout comme les paysans à courir tête nue au soleil, au froid, à s’essouffler, à se mettre en sueur, il s’endurcit comme eux aux injures de l’air et se rend plus robuste en vivant plus content. C’est le cas de songer à l’âge d’homme et aux accidents de l’humanité. Je vous l’ai déjà dit, je crains cette pusillanimité meurtrière qui, à force de délicatesse et de soins, affaiblit, effémine un enfant, le tourmente par une éternelle contrainte, l’enchaîne par mille vaines précautions, enfin l’expose pour toute sa vie aux périls inévitables dont elle veut le préserver un moment, et, pour lui sauver quelques rhumes dans son enfance, lui prépare de loin des fluxions de poitrine, des pleurésies, des coups de soleil, et la mort étant grand.

Ce qui donne aux enfants livrés à eux-mêmes la plupart des défauts dont vous parliez, c’est lorsque, non contents de faire leur propre volonté, ils la font encore faire aux autres, et cela par l’insensée indulgence des mères à qui l’on ne complaît qu’en servant toutes les fantaisies de leur enfant. Mon ami, je me flatte que vous n’avez rien vu dans les miens qui sentît l’empire et l’autorité, même avec le dernier domestique, et que vous ne m’avez pas vue non plus applaudir en secret aux fausses complaisances qu’on a pour eux. C’est ici que je crois suivre une route nouvelle et sûre pour rendre à la fois un enfant libre, paisible, caressant, docile, et cela par un moyen fort simple, c’est de le convaincre qu’il n’est qu’un enfant.

A considérer l’enfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne, qui ait si grand besoin de pitié, d’amour, de protection, qu’un enfant ? Ne semble-t-il pas que c’est pour cela que les premières voix qui lui sont suggérées par la nature sont les cris et les plaintes ; qu’elle lui a donné une figure si douce et un air si touchant, afin que tout ce qui l’approche s’intéresse à sa faiblesse et s’empresse à le secourir ? Qu’y a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire à l’ordre, que de voir un enfant, impérieux et mutin, commander à tout ce qui l’entoure, prendre impudemment un ton de maître avec ceux qui n’ont qu’à l’abandonner pour le faire périr, et d’aveugles parents, approuvant cette audace, l’exercer à devenir le tyran de sa nourrice, en attendant qu’il devienne le leur ?

Quant à moi, je n’ai rien épargné pour éloigner de mon fils la dangereuse image de l’empire et de la servitude, et pour ne jamais lui donner lieu de penser qu’il fût plutôt servi par devoir que par pitié. Ce point est peut-être le plus difficile et le plus important de toute l’éducation ; et c’est un détail qui ne finirait point que celui de toutes les précautions qu’il m’a fallu prendre, pour prévenir en lui cet instinct si prompt à distinguer les services mercenaires des domestiques de la tendresse des soins maternels.

L’un des principaux moyens que j’ai employés a été, comme je vous l’ai dit, de le bien convaincre de l’impossibilité où le tient son âge de vivre sans notre assistance. Après quoi je n’ai pas eu peine à lui montrer que tous les secours qu’on est forcé de recevoir d’autrui sont