Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/300

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voyant en tout cela qu’une combinaison fortuite, où rien n’est lié que par une force aveugle. Imaginez deux époux sincèrement unis, n’osant, de peur de s’importuner mutuellement, se livrer, l’un aux réflexions, l’autre aux sentiments que leur inspirent les objets qui les entourent, et tirer de leur attachement même le devoir de se contraindre incessamment. Nous ne nous promenons presque jamais, Julie et moi, que quelque vue frappante et pittoresque ne lui rappelle ces idées douloureuses. « Hélas ! dit-elle avec attendrissement, le spectacle de la nature, si vivant, si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné Wolmar, et, dans cette grande harmonie des êtres où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il n’aperçoit qu’un silence éternel. »

Vous qui connaissez Julie, vous qui savez combien cette âme communicative aime à se répandre, concevez ce qu’elle souffrirait de ces réserves, quand elles n’auraient d’autre inconvénient qu’un si triste partage entre ceux à qui tout doit être commun. Mais des idées plus funestes s’élèvent, malgré qu’elle en ait, à la suite de celle-là. Elle a beau vouloir rejeter ces terreurs involontaires, elles reviennent la troubler à chaque instant. Quelle horreur pour une tendre épouse d’imaginer l’Etre suprême vengeur de sa divinité méconnue, de songer que le bonheur de celui qui fait le sien doit finir avec sa vie, et de ne voir qu’un réprouvé dans le père de ses enfants ! A cette affreuse image, toute sa douceur la garantit à peine du désespoir ; et la religion, qui lui rend amère l’incrédulité de son mari, lui donne seule la force de la supporter. « Si le ciel, dit-elle souvent, me refuse la conversion de cet honnête homme, je n’ai plus qu’une grâce à lui demander, c’est de mourir la première. »

Telle est, milord, la trop juste cause de ses chagrins secrets ; telle est la peine intérieure qui semble charger sa conscience de l’endurcissement d’autrui, et ne lui devient que plus cruelle par le soin qu’elle prend de la dissimuler. L’athéisme, qui marche à visage découvert chez les papistes, est obligé de se cacher dans tout pays où, la raison permettant de croire en Dieu, la seule excuse des incrédules leur est ôtée. Ce système est naturellement désolant : s’il trouve des partisans chez les grands et les riches qu’il favorise, il est partout en horreur au peuple opprimé et misérable, qui, voyant délivrer ses tyrans du seul frein propre à les contenir, se voit encore enlever dans l’espoir d’une autre vie la seule consolation qu’on lui laisse en celle-ci. Mme de Wolmar sentant donc le mauvais effet que ferait ici le pyrrhonisme de son mari, et voulant surtout garantir ses enfants d’un si dangereux exemple, n’a pas eu de peine à engager au secret un homme sincère et vrai, mais discret, simple, sans vanité, et fort éloigné de vouloir ôter aux autres un bien dont il est fâché d’être privé lui-même. Il ne dogmatise jamais, il vient au temple avec nous, il se conforme aux usages établis ; sans professer de bouche une foi qu’il n’a pas, il évite le scandale, et fait sur le culte réglé par les lois tout ce que l’État peut exiger d’un citoyen.

Depuis près de huit ans qu’ils sont unis, la seule Mme d’Orbe est du secret, parce qu’on le lui a confié. Au surplus, les apparences sont si bien sauvées, et avec si peu d’affectation, qu’au bout de six semaines passées, ensemble dans la plus grande intimité, je n’avais pas même conçu le moindre soupçon, et n’aurais peut-être jamais pénétré la vérité sur ce point, si Julie elle-même ne me l’eût apprise.

Plusieurs motifs l’ont déterminée à cette confidence. Premièrement, quelle réserve est compatible avec l’amitié qui règne entre nous ? N’est-ce pas aggraver ses chagrins à pure perte que s’ôter la douceur de les partager avec un ami ? De plus, elle n’a pas voulu que ma présence fût plus longtemps un obstacle aux entretiens qu’ils ont souvent ensemble sur un sujet qui lui tient si fort au cœur. Enfin, sachant que vous deviez bientôt venir nous joindre, elle a désiré, du consentement de son mari, que vous fussiez d’avance instruit de ses sentiments ; car elle attend de votre sagesse un supplément à nos vains efforts, et des effets dignes de vous.

Le temps qu’elle choisit pour me confier sa peine m’a fait soupçonner une autre raison dont elle n’a eu garde de me parler. Son mari nous quittait ; nous restions seuls : nos cœurs s’étaient aimés ; ils s’en souvenaient encore ; s’ils s’étaient un instant oubliés, tout nous livrait à l’opprobre. Je voyais