Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/304

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Milord, sur ce premier moment, vous pouvez juger du reste. Cette réunion excita dans toute la maison un retentissement d’allégresse, et une fermentation qui n’est pas encore calmée. Julie ; hors d’elle-même, était dans une agitation où je ne l’avais jamais vue ; il fut impossible de songer à rien de toute la journée qu’à se voir et s’embrasser sans cesse avec de nouveaux transports. On ne s’avisa pas même du salon d’Apollon ; le plaisir était partout, on n’avait pas besoin d’y songer. A peine le lendemain eut-on assez de sang-froid pour préparer une fête. Sans Wolmar tout serait allé de travers. Chacun se para de son mieux. Il n’y eut de travail permis que ce qu’il en fallait pour les amusements. La fête fut célébrée, non pas avec pompe, mais avec délire ; il y régnait une confusion qui la rendait touchante, et le désordre en faisait le plus bel ornement.

La matinée se passa à mettre Mme d’Orbe en possession de son emploi d’intendante ou de maîtresse d’hôtel ; et elle se hâtait d’en faire les fonctions avec un empressement d’enfant qui nous fit rire. En entrant pour dîner dans le beau salon, les deux cousines virent de tous côtés leurs chiffres unis et formés avec des fleurs. Julie devina dans l’instant d’où venait ce soin : elle m’embrassa dans un saisissement de joie. Claire, contre son ancienne coutume, hésita d’en faire autant. Wolmar lui en fit la guerre ; elle prit en rougissant le parti d’imiter sa cousine. Cette rougeur que je remarquai trop me fit un effet que je ne saurais dire, mais je ne me sentis pas dans ses bras sans émotion.

L’après-midi il y eut une belle collation dans le gynécée, où pour le coup le maître et moi fûmes admis. Les hommes tirèrent au blanc une mise donnée par Mme d’Orbe. Le nouveau venu l’emporta, quoique moins exercé que les autres. Claire ne fut pas la dupe de son adresse ; Hanz lui-même ne s’y trompa pas, et refusa d’accepter le prix ; mais tous ses camarades l’y forcèrent, et vous pouvez juger que cette honnêteté de leur part ne fut pas perdue.

Le soir, toute la maison, augmentée de trois personnes, se rassembla pour danser. Claire semblait parée par la main des Grâces ; elle n’avait jamais été si brillante que ce jour-là. Elle dansait, elle causait, elle riait, elle donnait ses ordres ; elle suffisait à tout. Elle avait juré de m’excéder de fatigue ; et après cinq ou six contredanses très vives tout d’une haleine, elle n’oublia pas le reproche ordinaire que je dansais comme un philosophe. Je lui dis, moi, qu’elle dansait comme un lutin, qu’elle ne faisait pas moins de ravage, et que j’avais peur qu’elle ne me laissât reposer ni jour ni nuit. « Au contraire, dit-elle, voici de quoi vous faire dormir tout d’une pièce » ; et à l’instant elle me reprit pour danser.

Elle était infatigable ; mais il n’en était pas ainsi de Julie ; elle avait peine à se tenir, les genoux lui tremblaient en dansant ; elle était trop touchée pour pouvoir être gaie. Souvent on voyait des larmes de joie couler de ses yeux ; elle contemplait sa cousine avec une sorte de ravissement ; elle aimait à se croire l’étrangère à qui l’on donnait la fête, et à regarder Claire comme la maîtresse de la maison qui l’ordonnait. Après le souper je tirai des fusées que j’avais apportées de la Chine, et qui firent beaucoup d’effet. Nous veillâmes fort avant dans la nuit. Il fallut enfin se quitter, Mme d’Orbe était lasse ou devait l’être, et Julie voulut qu’on se couchât de bonne heure.

Insensiblement le calme renaît, et l’ordre avec lui. Claire, toute folâtre qu’elle est, sait prendre, quand il lui plaît, un ton d’autorité qui en impose. Elle a d’ailleurs du sens, un discernement exquis, la pénétration de Wolmar, la bonté de Julie, et, quoique extrêmement libérale, elle ne laisse pas d’avoir aussi beaucoup de prudence ; en sorte que, restée veuve si jeune, et chargée de la garde-noble de sa fille, les biens de l’une et de l’autre n’ont fait que prospérer dans ses mains : ainsi l’on n’a pas lieu de craindre que, sous ses ordres, la maison soit moins bien gouvernée qu’auparavant. Cela donne à Julie le plaisir de se livrer tout entière à l’occupation qui est le plus de son goût, savoir, l’éducation des enfants ; et je ne doute pas qu’Henriette ne profite extrêmement de tous les soins dont une de ses mères aura soulagé l’autre. Je dis ses mères ; car, à voir la manière dont elles vivent avec elle, il est difficile de distinguer la véritable ; et des étrangers qui nous sont venus aujourd’hui sont ou paraissent là-dessus encore en doute. En effet, toutes deux l’appellent Henriette, ou ma fille, indifféremment. Elle appelle maman l’une, et l’autre