Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/312

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encore à ce cœur accablé d’ennuis et surchargé de lui-même ! O temps, temps heureux, tu n’es plus ! J’aimais, j’étais aimé. Je me livrais dans la paix de l’innocence aux transports d’un amour partagé. Je savourais à longs traits le délicieux sentiment qui me faisait vivre. La douce vapeur de l’espérance enivrait mon cœur ; une extase, un ravissement, un délire, absorbait toutes mes facultés. Ah ! sur les rochers de Meillerie, au milieu de l’hiver et des glaces, d’affreux abîmes devant les yeux, quel être au monde jouissait d’un sort comparable au mien ?… Et je pleurais ! et je me trouvais à plaindre et la tristesse osait approcher de moi !… Que serai-je donc aujourd’hui que j’ai tout possédé, tout perdu ?… J’ai bien mérité ma misère, puisque j’ai si peu senti mon bonheur… Je pleurais alors… Tu pleurais… Infortuné, tu ne pleures plus… Tu n’as pas même le droit de pleurer… Que n’est-elle pas morte ! osai-je m’écrier dans un transport de rage ; oui, je serais moins malheureux ; j’oserais me livrer à mes douleurs ; j’embrasserais sans remords sa froide tombe ; mes regrets seraient dignes d’elle ; je dirais : « Elle entend mes cris, elle voit mes pleurs, mes gémissements la touchent, elle approuve et reçoit mon pur hommage… » J’aurais au moins l’espoir de la rejoindre… Mais elle vit, elle est heureuse… Elle vit, et sa vie est ma mort, et son bonheur est mon supplice ; et le ciel, après me l’avoir arrachée, m’ôte jusqu’à la douceur de la regretter !… Elle vit, mais non pas pour moi ; elle vit pour mon désespoir. Je suis cent fois plus loin d’elle que si elle n’était plus.

Je me couchai dans ces tristes idées. Elles me suivirent durant mon sommeil, et le remplirent d’images funèbres. Les amères douleurs, les regrets, la mort, se peignirent dans mes songes, et tous les maux que j’avais soufferts reprenaient à mes yeux cent formes nouvelles pour me tourmenter une seconde fois. Un rêve surtout, le plus cruel de tous, s’obstinait à me poursuivre ; et de fantôme en fantôme toutes leurs apparitions confuses finissaient toujours par celui-là.

Je crus voir la digne mère de votre amie dans son lit expirante, et sa fille à genoux devant elle, fondant en larmes, baisant ses mains et recueillant ses derniers soupirs. Je revis cette scène que vous m’avez autrefois dépeinte et qui ne sortira jamais de mon souvenir. « O ma mère, disait Julie d’un ton à me navrer l’âme, celle qui vous doit le jour vous l’ôte ! Ah ! reprenez votre bienfait ! sans vous il n’est pour moi qu’un don funeste. ─ Mon enfant, répondit sa tendre mère… il faut remplir son sort… Dieu est juste… tu seras mère à ton tour… » Elle ne put achever. Je voulus lever les yeux sur elle, je ne la vis plus. Je vis Julie à sa place ; je la vis, je la reconnus, quoique son visage fût couvert d’un voile. Je fais un cri, je m’élance pour écarter le voile, je ne pus l’atteindre ; j’étendais les bras, je me tourmentais et ne touchais rien. « Ami, calme-toi, me dit-elle d’une voix faible : le voile redoutable me couvre ; nulle main ne peut l’écarter. » A ce mot je m’agite et fais un nouvel effort : cet effort me réveille ; je me trouve dans mon lit, accablé de fatigue et trempé de sueur et de larmes.

Bientôt ma frayeur se dissipe, l’épuisement me rendort ; le même songe me rend les mêmes agitations ; je m’éveille, et me rendors une troisième fois. Toujours ce spectacle lugubre, toujours ce même appareil de mort, toujours ce voile impénétrable échappe à mes mains, et dérobe à mes yeux l’objet expirant qu’il couvre.

A ce dernier réveil ma terreur fut si forte que je ne la pus vaincre étant éveillé. Je me jette à bas de mon lit sans savoir ce que je faisais. Je me mets à errer par la chambre, effrayé comme un enfant des ombres de la nuit, croyant me voir environné de fantômes, et l’oreille encore frappée de cette voix plaintive dont je n’entendis jamais le son sans émotion. Le crépuscule, en commençant d’éclairer les objets, ne fit que les transformer au gré de mon imagination troublée. Mon effroi redouble et m’ôte le jugement ; après avoir trouvé ma porte avec peine, je m’enfuis de ma chambre, j’entre brusquement dans celle d’Edouard : j’ouvre son rideau, et me laisse tomber sur son lit en m’écriant hors d’haleine : « C’en est fait, je ne la verrai plus ! » Il s’éveille en sursaut, il saute à ses armes, se croyant surpris par un voleur. A l’instant il me reconnaît ; je me reconnais moi-même, et pour la seconde fois de ma vie je me vois devant lui dans la confusion que vous pouvez concevoir.