Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/369

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commis serait le seul que je voudrais retrancher ; celui que j’ai souffert me serait agréable encore. » Saint-Preux, je vous rends ses propres mots ; quand vous aurez lu sa lettre, vous les comprendrez peut-être mieux.

« Voyez donc, continuait-elle, à quelle félicité je suis parvenue. J’en avais beaucoup ; j’en attendais davantage. La prospérité de ma famille, une bonne éducation pour mes enfants, tout ce qui m’était cher rassemblé autour de moi ou prêt à l’être. Le présent, l’avenir, me flattaient également ; la jouissance et l’espoir se réunissaient pour me rendre heureuse. Mon bonheur monté par degrés était au comble ; il ne pouvait plus que déchoir ; il était venu sans être attendu, il se fût enfui quand je l’aurais cru durable. Qu’eût fait le sort pour me soutenir à ce point ? Un état permanent est-il fait pour l’homme ? Non, quand on a tout acquis, il faut perdre, ne fût-ce que le plaisir de la possession qui s’use par elle. Mon père est déjà vieux ; mes enfants sont dans l’âge tendre où la vie est encore mal assurée : que de pertes pouvaient m’affliger, sans qu’il me restât plus rien à pouvoir acquérir ! L’affection maternelle augmente sans cesse, la tendresse filiale diminue, à mesure que les enfants vivent plus loin de leur mère. En avançant en âge, les miens se seraient plus séparés de moi. Ils auraient vécu dans le monde ; ils m’auraient pu négliger. Vous en voulez envoyer un en Russie ; que de pleurs son départ m’aurait coûtés ! Tout se serait détaché de moi peu à peu, et rien n’eût suppléé aux pertes que j’aurais faites. Combien de fois j’aurais pu me trouver dans l’état où je vous laisse. Enfin n’eût-il pas fallu mourir ? Peut-être mourir la dernière de tous ! Peut-être seule et abandonnée. Plus on vit, plus on aime à vivre, même sans jouir de rien : j’aurais eu l’ennui de la vie et la terreur de la mort, suite ordinaire de la vieillesse. Au lieu de cela, mes derniers instants sont encore agréables, et j’ai de la vigueur pour mourir ; si même on peut appeler mourir que laisser vivant ce qu’on aime. Non, mes amis, non, mes enfants, je ne vous quitte pas, pour ainsi dire, je reste avec vous ; en vous laissant tous unis, mon esprit, mon cœur, vous demeurent. Vous me verrez sans cesse entre vous ; vous vous sentirez sans cesse environnés de moi… Et puis nous nous rejoindrons, j’en suis sûre ; le bon Wolmar lui-même ne m’échappera pas. Mon retour à Dieu tranquillise mon âme et m’adoucit un moment pénible ; il me promet pour vous le même destin qu’à moi. Mon sort me suit et s’assure. Je fus heureuse, je le suis, je vais l’être : mon bonheur est fixé, je l’arrache à la fortune ; il n’a plus de bornes que l’éternité. »

Elle en était là quand le ministre entra. Il l’honorait et l’estimait véritablement. Il savait mieux que personne combien sa foi était vive et sincère. Il n’en avait été que plus frappé de l’entretien de la veille, et en tout de la contenance qu’il lui avait trouvée. Il avait vu souvent mourir avec ostentation, jamais avec sérénité. Peut-être à l’intérêt qu’il prenait à elle se joignait-il un désir secret de voir si ce calme se soutiendrait jusqu’au bout.

Elle n’eut pas besoin de changer beaucoup le sujet de l’entretien pour en amener un convenable au caractère du survenant. Comme ses conversations en pleine santé n’étaient jamais frivoles, elle ne faisait alors que continuer à traiter dans son lit avec la même tranquillité des sujets intéressants pour elle et pour ses amis ; elle agitait indifféremment des questions qui n’étaient pas indifférentes.

En suivant le fil de ses idées sur ce qui pouvait rester d’elle avec nous, elle nous parlait de ses anciennes réflexions sur l’état des âmes séparées des corps. Elle admirait la simplicité des gens qui promettaient à leurs amis de venir leur donner des nouvelles de l’autre monde. « Cela, disait-elle, est aussi raisonnable que les contes de revenants qui font mille désordres et tourmentent les bonnes femmes ; comme si les esprits avaient des voix pour parler, et des mains pour battre ! Comment un pur esprit agirait-il sur une âme enfermée dans un corps, et qui, en vertu de cette union, ne peut rien