Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/425

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et quand ils commencent d’avaler, les sucs salivaires mêlés avec les aliments en facilitent la digestion.

Je leur ferais donc mâcher des fruits secs, des croûtes. Je leur donnerais pour jouet de petits bâtons de pain dur ou de biscuit semblable au pain de Piémont, qu’on appelle dans le pays des grisses. À force de ramollir ce pain, dans leur bouche, ils en avaleraient enfin quelque peu : leurs dents se trouveraient sorties, et ils se trouveraient sevrés presque avant qu’on s’en fût aperçu. Les paysans ont pour l’ordinaire l’estomac fort bon, et on ne les sèvre pas avec plus de façon que cela.

Les enfants entendent parler dès leur naissance ; on leur parle non seulement avant qu’ils comprennent ce qu’on leur dit, mais avant qu’ils puissent rendre les voix qu’ils entendent. Leur organe encore engourdi ne se prête que peu à peu aux imitations des sons qu’on leur dicte, et il n’est pas même assuré que ces sons se portent d’abord à leur oreille aussi distinctement qu’à la nôtre. Je ne désapprouve pas que la nourrice amuse l’enfant par des chants et des accents très gais et très variés ; mais je désapprouve qu’elle l’étourdisse incessamment d’une multitude de paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton qu’elle y met. Je voudrais que les premières articulations qu’on lui fait entendre fussent rares, faciles, distinctes, souvent répétées et que les mots qu’elles expriment ne se rapportassent qu’à des objets sensibles qu’on pût d’abord montrer à l’enfant. La malheureuse facilité que nous avons à nous payer de mots que nous n’entendons point commence plus tôt qu’on ne pense. L’écolier écoute en classe le verbiage de son régent, comme il écoutait au maillot le babil de sa nourrice. Il me semble que ce serait l’instruire fort utilement que de l’élever à n’y rien comprendre.

Les réflexions naissent en foule quand on veut s’occuper de la formation du langage et des premiers discours des enfants. Quoi qu’on fasse, ils apprendront toujours à parler de la même manière, et toutes les spéculations philosophiques sont ici de la plus grande inutilité.

D’abord ils ont, pour ainsi dire, une grammaire de leur âge, dont la syntaxe a des règles plus générales que la nôtre ; et si l’on y faisait bien attention, l’on serait étonné de l’exactitude avec laquelle ils suivent certaines analogies, très vicieuses si l’on veut, mais très régulières, et qui ne sont choquantes que par leur dureté ou parce que l’usage ne les admet pas. Je viens d’entendre un pauvre enfant bien grondé par son père pour lui avoir dit : Mon père irai-je-t-y ? Or on voit que cet enfant, suivait mieux l’analogie que nos grammairiens car puisqu’on lui disait Vas-s-y, pourquoi n’aurait-il pas dit Irai-je-t-y ? Remarquez de plus avec quelle adresse il évitait l’hiatus de irai-je-y ou y irai-je ? Est-ce la faute du pauvre enfant si nous avons mal à propos ôté de la phrase cet adverbe déterminant y, parce que nous n’en savions que faire ? C’est une pédanterie insupportable et un soin des plus superflus de s’attacher à corriger dans les enfants toutes ces petites fautes contre l’usage, desquelles ils ne manquent jamais de se corriger d’eux-mêmes avec le temps. Parlez toujours correctement devant eux, faites qu’ils ne se plaisent avec personne autant qu’avec vous, et soyez sûrs qu’insensiblement leur langage s’épurera sur le vôtre sans que vous les ayez jamais repris.

Mais un abus de tout autre importance, et qu’il n’est pas moins aisé de prévenir, est qu’on se presse trop de les faire parler, comme si l’on avait peur qu’ils n’apprissent pas à parler d’eux-mêmes. Cet empressement indiscret produit un effet directement contraire à celui qu’on cherche. Ils en parlent plus tard, plus confusément : l’extrême attention qu’on donne à tout ce qu’ils disent les dispense de bien articuler ; et comme ils daignent à peine ouvrir la bouche, plusieurs d’entre eux en conservent toute leur vie un vice de prononciation et un parler confus qui les rend presque inintelligibles.

J’ai beaucoup vécu parmi les paysans, et n’en ai ouï jamais grasseyer aucun, ni homme, ni femme, ni fille, ni garçon. D’où vient cela ? Les organes des paysans sont-ils autrement construits que les nôtres ? Non, mais ils sont autrement exercés. Vis-à-vis de ma fenêtre est un tertre sur lequel se rassemblent, pour jouer, les enfants du lieu. Quoiqu’ils soient assez éloignés de moi, je distingue parfaitement tout ce qu’ils disent, et j’en tire souvent de bons mémoires pour cet écrit. Tous les jours mon