Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/50

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honneur qui me reste est tout en toi ; et, tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout à fait méprisable.

Quelque regret que j’aie au retour de ma santé, je ne saurais le dissimuler plus longtemps ; mon visage démentirait mes discours, et ma feinte convalescence ne peut plus tromper personne. Hâte-toi donc, avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus : je vois clairement que ma mère a conçu des soupçons, et qu’elle nous observe. Mon père n’en est pas là, je l’avoue ; ce fier gentilhomme n’imagine pas même qu’un roturier puisse être amoureux de sa fille : mais enfin tu sais ses résolutions ; il te préviendra si tu ne le préviens ; et pour avoir voulu te conserver le même accès dans notre maison, tu t’en banniras tout à fait. Crois-moi, parle à ma mère tandis qu’il en est encore temps ; feins des affaires qui t’empêchent de continuer à m’instruire, et renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois : car si l’on te ferme la porte, tu ne peux plus t’y présenter ; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et, avec un peu d’adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite, sans qu’on l’aperçoive ou qu’on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j’imagine d’avoir d’autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l’inséparable cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amants qu’elle n’eût point dû quitter.

Lettre XXXIII de Julie

Ah ! mon ami, le mauvais refuge pour deux amants qu’une assemblée ! Quel tourment de se voir et de se contraindre ! Il vaudrait mieux cent fois ne se point voir. Comment avoir l’air tranquille avec tant d’émotion ? Comment être si différent de soi-même ? Comment songer à tant d’objets quand on n’est occupé que d’un seul ? Comment contenir le geste et les yeux quand le cœur vole ? Je ne sentis de ma vie un trouble égal à celui que j’éprouvai hier quand on t’annonça chez Mme d’Hervart. Je pris ton nom prononcé pour un reproche qu’on m’adressait : je m’imaginai que tout le monde m’observait de concert ; je ne savais plus ce que je faisais ; et à ton arrivée je rougis si prodigieusement, que ma cousine, qui veillait sur moi, fut contrainte d’avancer son visage et son éventail, comme pour me parler à l’oreille. Je tremblai que cela même ne fît un mauvais effet, et qu’on cherchât du mystère à cette chucheterie ; en un mot, je trouvais partout de nouveaux sujets d’alarmes, et je ne sentis jamais mieux combien une conscience coupable arme contre nous de témoins qui n’y songent pas.

Claire prétendit remarquer que tu ne faisais pas une meilleure figure : tu lui paraissais embarrassé de ta contenance, inquiet de ce que tu devais faire, n’osant aller ni venir, ni m’aborder, ni t’éloigner, et promenant tes regards à la ronde, pour avoir, disait-elle, occasion de les tourner sur nous. Un peu remise de mon agitation, je crus m’apercevoir moi-même de la tienne, jusqu’à ce que la jeune Mme Belon t’ayant adressé la parole, tu t’assis en causant avec elle, et devins plus calme à ses côtés.

Je sens, mon ami, que cette manière de vivre, qui donne tant de contrainte et si peu de plaisir, n’est pas bonne pour nous ; nous aimons trop pour pouvoir nous gêner ainsi. Ces rendez-vous publics ne conviennent qu’à des gens qui, sans connaître l’amour, ne laissent pas d’être bien ensemble, ou qui peuvent se passer du mystère : les inquiétudes sont trop vives de ma part, les indiscrétions trop dangereuses de la tienne : et je ne puis pas tenir une madame Belon toujours à mes côtés, pour faire diversion au besoin.

Reprenons, reprenons cette vie solitaire et paisible dont je t’ai tiré si mal à propos : c’est elle qui a fait naître et nourri nos feux ; peut-être s’affaibliraient-ils par une manière de vivre plus dissipée. Toutes les grandes passions se forment dans la solitude ; on n’en a point de semblables dans le monde, où nul objet n’a le temps de faire une profonde impression, et où la multitude des goûts énerve la force des sentiments. Cet état aussi plus convenable à ma mélancolie ; elle s’entretient du même aliment que mon amour : c’est ta chère image qui soutient l’une et l’autre, et j’aime mieux te voir