Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/517

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ressources sont peu solides, et combien d’autres ressources vous sont nécessaires pour tirer parti de celles-là. Et puis, que deviendrez-vous dans ce lâche abaissement ? Les revers, sans vous instruire, vous avilissent ; jouet plus que jamais de l’opinion publique, comment vous élèverez-vous au-dessus des préjugés, arbitres de votre sort ? Comment mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez besoin pour subsister ? Vous ne dépendiez que des richesses, et maintenant vous dépendez des riches ; vous n’avez fait qu’empirer votre esclavage et le surcharger de votre misère. Vous voilà pauvre sans être libre ; c’est le pire état où l’homme puisse tomber.

Mais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes connaissances qui sont faites pour nourrir l’âme et non le corps, si vous recourez, au besoin, à vos mains et à l’usage que vous en savez faire, toutes les difficultés disparaissent, tous les manèges deviennent inutiles ; la ressource est toujours prête au moment d’en user ; la probité, l’honneur, ne sont plus un obstacle à la vie ; vous n’avez plus besoin d’être lâche et menteur devant les grands, souple et rampant devant les fripons, vil complaisant de tout le monde, emprunteur ou voleur, ce qui est à peu près la même chose quand on n’a rien ; l’opinion des autres ne vous touche point ; vous n’avez à faire votre cour à personne, point de sot à flatter, point de suisse à fléchir, point de courtisane à payer, et, qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu vous importe : cela ne vous empêchera pas, vous, dans votre vie obscure, d’être honnête homme et d’avoir du pain. Vous entrez dans la première boutique du métier que vous avez appris : Maître, j’ai besoin d’ouvrage. Compagnon, mettez-vous là, travaillez. Avant que l’heure du dîner soit venue, vous avez gagné votre dîner ; si vous êtes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce n’est pas perdre son temps que d’en gagner ainsi.

Je veux absolument qu’Émile apprenne un métier. Un métier honnête, au moins, direz-vous ? Que signifie ce mot ? Tout métier utile au public n’est-il pas honnête ? Je ne veux point qu’il soit brodeur, ni doreur, ni vernisseur, comme le gentilhomme de Locke ; je ne veux qu’il soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres [1]. À ces professions près et les autres qui leur ressemblent, qu’il prenne celle qu’il voudra ; je ne prétends le gêner en rien. J’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète ; j’aime mieux qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine. Mais, direz-vous, les archers, les espions, les bourreaux sont des gens utiles. Il ne tient qu’au gouvernement qu’ils ne le soient point. Mais passons ; j’avais tort : il ne suffit pas de choisir un métier utile, il faut encore qu’il n’exige pas des gens qui l’exercent des qualités d’âme odieuses et incompatibles avec l’humanité. Ainsi, revenant au premier mot, prenons un métier honnête ; mais souvenons-nous toujours qu’il n’y a point d’honnêteté sans l’utilité.

Un célèbre auteur de ce siècle [2], dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait fait vœu, comme tous les prêtres de sa communion, de n’avoir point de femme en propre ; mais, se trouvant plus scrupuleux que les autres sur l’adultère, on dit qu’il prit le parti d’avoir de jolies servantes, avec lesquelles il réparait de son mieux l’outrage qu’il avait fait à son espèce par ce téméraire engagement. Il regardait comme un devoir du citoyen d’en donner d’autres à la patrie, et du tribut qu’il lui payait en ce genre il peuplait la classe des artisans. Sitôt que ces enfants étaient en âge, il leur faisait apprendre à tous un métier de leur goût, n’excluant que les professions oiseuses, futiles, ou sujettes à la mode, telles, par exemple, que celle de perruquier, qui n’est jamais nécessaire, et qui peut devenir inutile d’un jour à l’autre, tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des cheveux.

Voilà l’esprit qui doit nous guider dans le choix du métier d’Émile, ou plutôt ce n’est pas à nous de faire ce choix, c’est à lui ; car les maximes dont il est imbu conservant en lui le

  1. Vous l’êtes bien, vous, me dira-t-on. Je le suis pour mon malheur, je l’avoue ; et mes torts, que je pense avoir assez expiés, ne sont pas pour autrui des raisons d’en avoir de semblables. Je n’écris pas pour excuser mes fautes, mais pour empêcher mes lecteurs de les imiter.
  2. L’abbé de Saint-Pierre.