Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/531

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de longue main dans des questions indifférentes, et qu’il ne soupçonnât pas du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle s’en tient là. C’est le secret des gens mariés, lui dira-t-elle ; de petits garçons ne doivent point être si curieux. Voilà qui est fort bien pour tirer d’embarras la mère : mais qu’elle sache que, piqué de cet air de mépris, le petit garçon n’aura pas un moment de repos qu’il n’ait appris le secret des gens mariés, et qu’il ne tardera pas de l’apprendre.

Qu’on me permette de rapporter une réponse bien différente que j’ai entendu faire à la même question, et qui me frappa d’autant plus, qu’elle partait d’une femme aussi modeste dans ses discours que dans ses manières, mais qui savait au besoin fouler aux pieds, pour le bien de son fils et pour la vertu, la fausse crainte du blâme et les vains propos des plaisants. Il n’y avait pas longtemps que l’enfant avait jeté par les urines une petite pierre qui lui avait déchiré l’urètre ; mais le mal passé était oublié. Maman, dit le petit étourdi, comment se font les enfants ? – Mon fils, répond la mère sans hésiter, les femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que les fous rient, et que les sots soient scandalisés : mais que les sages cherchent si jamais ils trouveront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux à ses fins.

D’abord l’idée d’un besoin naturel et connu de l’enfant détourne celle d’une opération mystérieuse. Les idées accessoires de la douleur et de la mort couvrent celle-là d’un voile de tristesse qui amortit l’imagination et réprime la curiosité ; tout porte l’esprit sur les suites de l’accouchement, et non pas sur ses causes. Les infirmités de la nature humaine, des objets dégoûtants, des images de souffrance, voilà les éclaircissements où mène cette réponse, si la répugnance qu’elle inspire permet à l’enfant de les demander. Par où l’inquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés ? Et cependant vous voyez que la vérité n’a point été altérée, et qu’on n’a point eu besoin d’abuser son élève au lieu de l’instruire.

Vos enfants lisent ; ils prennent dans leurs lectures des connaissances qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient point lu. S’ils étudient, l’imagination s’allume et s’aiguise dans le silence du cabinet. S’ils vivent dans le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils sont frappés : on leur a si bien persuadé qu’ils étaient hommes, que, dans tout ce que font les hommes en leur présence, ils cherchent aussitôt comment cela peut leur convenir : il faut bien que les actions d’autrui leur servent de modèle, quand les jugements d’autrui leur servent de loi. Des domestiques qu’on fait dépendre d’eux, par conséquent intéressés à leur plaire, leur font leur cour aux dépens des bonnes mœurs ; des gouvernantes rieuses leur tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée n’oserait leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce qu’elles ont dit ; mais ils n’oublient pas ce qu’ils ont entendu. Les entretiens polissons préparent les mœurs libertines : le laquais fripon rend l’enfant débauché ; et le secret de l’un sert de garant à celui de l’autre.

L’enfant élevé selon son âge est seul. Il ne connaît d’attachements que ceux de l’habitude ; il aime sa sœur comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se sent d’aucun sexe, d’aucune espèce : l’homme et la femme lui sont également étrangers ; il ne rapporte à lui rien de ce qu’ils font ni de ce qu’ils disent : il ne le voit ni ne l’entend, ou n’y fait nulle attention ; leurs discours ne l’intéressent pas plus que leurs exemples : tout cela n’est point fait pour lui. Ce n’est pas une erreur artificieuse qu’on lui donne par cette méthode, c’est l’ignorance de la nature. Le temps vient où la même nature prend soin d’éclairer son élève ; et c’est alors seulement qu’elle l’a mis en état de profiter sans risque des leçons qu’elle lui donne. Voilà le principe : le détail des règles n’est pas de mon sujet ; et les moyens que je propose en vue d’autres objets servent encore d’exemple pour celui-ci.

Voulez-vous mettre l’ordre et la règle dans les passions naissantes, étendez l’espace durant lequel elles se développent, afin qu’elles aient le temps de s’arranger à mesure qu’elles naissent. Alors ce n’est pas l’homme qui les ordonne, c’est la nature elle-même ; votre soin n’est que de la laisser arranger son travail. Si votre élève était seul, vous n’auriez rien à faire ; mais tout ce qui l’environne enflamme son imagination. Le torrent des préjugés l’entraîne :