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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/539

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de mille fantaisies, et son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chimériques biens dont le désir le tourmente, et qu’il ne possédera de sa vie. Voilà votre élève ! voyons le mien.

Si le premier spectacle qui le frappe est un objet d tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux qu’il ne pensait l’être. Il partage les peines de ses semblables ; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié qu’il a pour leurs maux, et du bonheur qui l’en exempte ; il se sent dans cet état de force qui nous étend au delà de nous, et nous fait porter ailleurs l’activité superflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal d’autrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou qu’on craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent ; mais tandis qu’on souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis aux misères de la vie, nul n’accorde aux autres que la sensibilité dont il n’a pas actuellement besoin pour lui-même, il s’ensuit que la commisération doit être un sentiment très doux, puisqu’elle dépose en notre faveur, et qu’au contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque l’état de son cœur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante qu’il puisse accorder aux peines d’autrui.

Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences : nous le supposons où il est le moins ; nous le cherchons où il ne saurait être : la gaieté n’en est qu’un signe très équivoque. Un homme gai n’est souvent qu’un infortuné qui cherche à donner le change aux autres et à s’étourdir lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiques portent la peine de l’amusement qu’ils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement n’est ni gai ni folâtre ; jaloux d’un sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on le savoure, on craint de l’évaporer. Un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère ; il resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son cœur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts et l’ennui. Mais la mélancolie est amie de la volupté : l’attendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances, et l’excessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris.

Si d’abord la multitude et la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si l’uniformité d’une vie égale paraît d’abord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de l’âme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. L’inquiétude des désirs produit la curiosité, l’inconstance : le vide des turbulents plaisirs produit l’ennui. On ne s’ennuie jamais de son état quand on n’en connaît point de plus agréable. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et les moins ennuyés ; tout leur est indifférent : ils ne jouissent pas des choses, mais d’eux ; ils passent leur vie à ne rien faire, et ne s’ennuient jamais.

L’homme du monde est tout entier dans son masque. N’étant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé d’y rentrer. Ce qu’il est n’est rien, ce qu’il paraît est tout pour lui.

Je ne puis m’empêcher de me représenter, sur le visage du jeune homme dont j’ai parlé ci-devant, je ne sais quoi d’impertinent, de doucereux, d’affecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis, et sur celui-ci du mien, une physionomie intéressante et simple, qui montre le contentement, la véritable sérénité de l’âme, qui inspire l’estime, la confiance, et qui semble n’attendre que l’épanchement de l’amitié pour donner la sienne à ceux qui l’approchent. On croit que la physionomie n’est qu’un simple développement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je penserais qu’outre ce développement, les traits du visage d’un homme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l’impression fréquente et habituelle de certaines affections de l’âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n’est plus certain ; et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions