Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/553

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Le tour de vos consolations peut encore être pour lui une instruction d’autant plus utile qu’il ne s’en défiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de son compte ; vous le corrigez en ne paraissant que le plaindre : car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, c’est une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple ; c’est concevoir que le plus qu’il peut prétendre est qu’ils ne valent pas mieux que lui.

Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque étranger, on l’instruit sans l’offenser ; et il comprend alors que l’apologue n’est pas un mensonge, par la vérité dont il se fait l’application. L’enfant qu’on n’a jamais trompé par des louanges n’entend rien à la fable que j’ai ci-devant examinée, mais l’étourdi qui vient d’être la dupe d’un flatteur conçoit à merveille que le corbeau n’était qu’un sot. Ainsi, d’un fait il tire une maxime ; et l’expérience qu’il eût bientôt oubliée se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il n’y a point de connaissance morale qu’on ne puisse acquérir par l’expérience d’autrui ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on tire sa leçon de l’histoire. Quand l’épreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune homme y reste exposé ; puis, au moyen de l’apologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.

Je n’entends pas pourtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien n’est si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables ; comme si cette morale n’était pas ou ne devait pas être étendue dans la fable même, de manière à la rendre sensible au lecteur ! Pourquoi donc, en ajoutant cette morale à la fin, lui ôter le plaisir de la trouver de son chef ? Le talent d’instruire est de faire que le disciple se plaise à l’instruction. Or, pour qu’il s’y plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce que vous lui dites, qu’il n’ait absolument rien à faire pour vous entendre. Il faut que l’amour-propre du maître laisse toujours quelque prise au sien ; il faut qu’il se puisse dire : Je conçois, je pénètre, j’agis, je m’instruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne, est le soin qu’il prend d’interpréter au parterre des platises qu’on n’entend déjà que trop. Je ne veux point qu’un gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre ; mais il ne faut pas toujours tout dire : celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne l’écoute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui s’enfle ? A-t-il peur qu’on ne l’ait pas compris ? A-t-il besoin, ce grand peintre, d’écrire les noms au-dessous des objets qu’il peint ? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, et empêche qu’on ne l’applique à d’autres. Je voudrais qu’avant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains d’un jeune homme, on en retranchât toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine d’expliquer ce qu’il vient de dire aussi clairement qu’agréablement. Si votre élève n’entend la fable qu’à l’aide de l’explication, soyez sûr qu’il ne l’entendra pas même ainsi.

Il importerait encore de donner à ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progrès des sentiments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que d’aller suivre exactement l’ordre numérique du livre, sans égard au besoin ni à l’occasion ? D’abord le corbeau, puis la cigale [1], puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. J’ai sur le cœur ces deux mulets, parce que je me souviens d’avoir vu un enfant élevé pour la finance, et qu’on étourdissait de l’emploi qu’il allait remplir, lire cette fable, l’apprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le métier auquel il était destiné. Non seulement je n’ai jamais vu d’enfants faire aucune application solide des fables qu’ils apprenaient, mais je n’ai jamais vu que personne se

  1. Il faut encore appliquer ici la correction de M. Formey. C’est la cigale, puis le corbeau, etc.