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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/64

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cantates, ta musique française, fais un grand feu bien ardent, jettes-y tout ce fatras, et l’attise avec soin, afin que tant de glace puisse y brûler et donner de la chaleur au moins une fois. Fais ce sacrifice propitiatoire au dieu du goût, pour expier ton crime et le mien d’avoir profané ta voix à cette lourde psalmodie, et d’avoir pris si longtemps pour le langage du cœur un bruit qui ne fait qu’étourdir l’oreille. O que ton digne frère avait raison ! Dans quelle étrange erreur j’ai vécu jusqu’ici sur les productions de cet art charmant ! Je sentais leur peu d’effet, et l’attribuais à sa faiblesse. Je disais : la musique n’est qu’un vain son qui peut flatter l’oreille et n’agit qu’indirectement et légèrement sur l’âme : l’impression des accords est purement mécanique et physique ; qu’a-t-elle à faire au sentiment, et pourquoi devrais-je espérer d’être plus vivement touché d’une belle harmonie que d’un bel accord de couleurs ? Je n’apercevais pas, dans les accents de la mélodie appliqués à ceux de la langue, le lien puissant et secret des passions avec les sons ; je ne voyais pas que l’imitation des tons divers dont les sentiments animent la voix parlante donne à son tour à la voix chantante le pouvoir d’agiter les cœurs et que l’énergique tableau des mouvements de l’âme de celui qui se fait entendre est ce qui fait le vrai charme de ceux qui l’écoutent.

C’est ce que me fit remarquer le chanteur de milord, qui, pour un musicien, ne laisse pas de parler assez bien de son art. « L’harmonie, me disait-il, n’est qu’un accessoire éloigné dans la musique imitative ; il n’y a dans l’harmonie proprement dite aucun principe d’imitation. Elle assure, il est vrai, les intonations ; elle porte témoignage de leur justesse ; et, rendant les modulations plus sensibles, elle ajoute de l’énergie à l’expression, et de la grâce au chant. Mais c’est de la seule mélodie que sort cette puissance invincible des accents passionnés ; c’est d’elle que dérive tout le pouvoir de la musique sur l’âme. Formez les plus savantes successions d’accords sans mélange de mélodie, vous serez ennuyés au bout d’un quart d’heure. De beaux chants sans aucune harmonie sont longtemps à l’épreuve de l’ennui. Que l’accent du sentiment anime les chants les plus simples, ils seront intéressants. Au contraire, une mélodie qui ne parle point chante toujours mal, et la seule harmonie n’a jamais rien su dire au cœur.

C’est en ceci, continuait-il, que consiste l’erreur des Français sur les forces de la musique. N’ayant et ne pouvant avoir une mélodie à eux dans une langue qui n’a point d’accent, et sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature, ils n’imaginent d’effets que ceux de l’harmonie et des éclats de voix, qui ne rendent pas les sons plus mélodieux, mais plus bruyants ; et ils sont si malheureux dans leurs prétentions, que cette harmonie même qu’ils cherchent leur échappe ; à force de la vouloir charger, ils n’y mettent plus de choix, ils ne connaissent plus les choses d’effet, ils ne font plus que du remplissage ; ils se gâtent l’oreille, et ne sont plus sensibles qu’au bruit ; en sorte que la plus belle voix pour eux n’est que celle qui chante le plus fort. Aussi, faute d’un genre propre, n’ont-ils jamais fait que suivre pesamment et de loin nos modèles ; et depuis leur célèbre Lulli, ou plutôt le nôtre, qui ne fit qu’imiter les opéras dont l’Italie était déjà pleine de son temps, on les a toujours vus, à la piste de trente ou quarante ans, copier, gâter nos vieux auteurs, et faire à peu près de notre musique comme les autres peuples font de leurs modes. Quand ils se vantent de leurs chansons, c’est leur propre condamnation qu’ils prononcent ; s’ils savaient chanter des sentiments, ils ne chanteraient pas de l’esprit : mais parce que leur musique n’exprime rien, elle est plus propre aux chansons qu’aux opéras ; et parce que la nôtre est toute passionnée, elle est plus propre aux opéras qu’aux chansons. »

Ensuite, m’ayant récité sans chant quelques scènes italiennes, il me fit sentir les rapports de la musique à la parole dans le récitatif, de la musique au sentiment dans les airs, et partout l’énergie que la mesure exacte et le choix des accords ajoutent à l’expression. Enfin, après avoir joint à la connaissance que j’ai de la langue la meilleure idée qu’il me fut possible de l’accent oratoire et pathétique, c’est-à-dire de l’art de parler à l’oreille et au cœur dans une langue sans articuler des mots, je me mis à écouter cette musique enchanteresse, et je sentis