Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/69

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n’a point de part. Que je vais l’abhorrer, cette fatale intempérance qui me paraissait favorable aux épanchements du cœur, et qui put démentir si cruellement le mien ! J’en fais par toi l’irrévocable serment, dès aujourd’hui je renonce pour ma vie au vin comme au plus mortel poison ; jamais cette liqueur funeste ne troublera mes sens, jamais elle ne souillera mes lèvres, et son délire insensé ne me rendra plus coupable à mon insu. Si j’enfreins ce vœu solennel, Amour, accable-moi du châtiment dont je serai digne : puisse à l’instant l’image de ma Julie sortir pour jamais de mon cœur, et l’abandonner à l’indifférence et au désespoir !

Ne pense pas que je veuille expier mon crime par une peine si légère : c’est une précaution et non pas un châtiment ! J’attends de toi celui que j’ai mérité, et l’implore pour soulager mes regrets. Que l’amour offensé se venge et s’apaise ; punis-moi sans me haïr, je souffrirai sans murmure. Sois juste et sévère ; il le faut, j’y consens ; mais si tu veux me laisser la vie, ôte-moi tout, hormis ton cœur.

Lettre LII de Julie

Comment, mon ami, renoncer au vin pour sa maîtresse ! Voilà ce qu’on appelle un sacrifice ! Oh ! je défie qu’on trouve dans les quatre cantons un homme plus amoureux que toi ! Ce n’est pas qu’il n’y ait parmi nos jeunes gens de petits messieurs francisés qui boivent de l’eau par air ; mais tu seras le premier à qui l’amour en aura fait boire ; c’est un exemple à citer dans les fastes galants de la Suisse. Je me suis même informée de tes déportements, et j’ai appris avec une extrême édification que, soupant hier chez M. de Vueillerans, tu laissas faire la ronde à six bouteilles, après le repas, sans y toucher, et ne marchandais non plus les verres d’eau que les convives ceux de vin de la Côte. Cependant cette pénitence dure depuis trois jours que ma lettre est écrite, et trois jours font au moins six repas : or, à six repas observés par fidélité, l’on en peut ajouter six autres par crainte, et six par honte, et six par habitude, et six par obstination. Que de motifs peuvent prolonger des privations pénibles dont l’amour seul aurait la gloire ! Daignerait-il se faire honneur de ce qui peut n’être pas à lui ?

Voilà plus de mauvaises plaisanteries que tu ne m’as tenu de mauvais propos ; il est temps d’enrayer. Tu es grave naturellement ; je me suis aperçue qu’un long badinage t’échauffe, comme une longue promenade échauffe un homme replet ; mais je tire à peu près de toi la vengeance que Henri IV tira du duc de Mayenne, et ta souveraine veut imiter la clémence du meilleur des rois. Aussi bien je craindrais, qu’à force de regrets et d’excuses tu ne te fisses à la fin un mérite d’une faute si bien réparée, et je veux me hâter de l’oublier, de peur que, si j’attendais trop longtemps, ce ne fût plus générosité, mais ingratitude.

A l’égard de ta résolution de renoncer au vin pour toujours, elle n’a pas autant d’éclat à mes yeux que tu pourrais croire ; les passions vives ne songent guère à ces petits sacrifices, et l’amour ne se repaît point de galanterie. D’ailleurs, il y a quelquefois plus d’adresse que de courage à tirer avantage pour le moment présent d’un avenir incertain, et à se payer d’avance d’une abstinence éternelle à laquelle on renonce quand on veut. Eh ! mon bon ami, dans tout ce qui flatte les sens, l’abus est-il donc inséparable de la jouissance ? L’ivresse est-elle nécessairement attachée au goût du vin, et la philosophie serait-elle assez vaine ou assez cruelle pour n’offrir d’autre moyen d’user modérément des choses qui plaisent que de s’en priver tout à fait ?

Si tu tiens ton engagement, tu t’ôtes un plaisir innocent et risques ta santé en changeant de manière de vivre, si tu l’enfreins, l’amour est doublement offensé et ton honneur même en souffre. J’use donc en cette occasion de mes droits ; et non seulement je te relève d’un vœu nul, comme fait sans mon congé ; mais je te défends même de l’observer au delà du terme que je vais te prescrire. Mardi nous aurons ici la musique de milord Edouard. A la collation je t’enverrai une coupe à demi pleine d’un nectar pur et bienfaisant ; je veux qu’elle soit bue en ma présence et à mon intention, après avoir fait de quelques gouttes une libation expiatoire aux Grâces. Ensuite mon pénitent reprendra dans ses repas, l’usage sobre du vin tempéré