Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/713

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ils s’occupent d’un autre siècle ; c’est comme s’ils s’occupaient d’un autre pays ; en sorte qu’après avoir à grands frais parcouru l’Europe, livrés aux frivolités ou à l’ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.

Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais il n’en ont pas moins les uns que les autres, et toutes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces d’hommes doivent se rassembler dans les cours. On sait quelles mœurs l’entassement du peuple et l’inégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt qu’on me parle d’une ville composée de deux cent mille âmes, je sais d’avance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine d’aller l’appendre.

C’est dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d’état, qu’il faut aller étudier le génie et les mœurs d’une nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine ; les Anglais sont plus Anglais en Mercie qu’à Londres et les Espagnols, plus Espagnols en Galice qu’à Madrid. C’est à ces grandes distances qu’un peuple se caractérise et se montre tel qu’il est sans mélange ; c’est là que les bons et les mauvais effets du gouvernement se font mieux sentir, comme au bout d’un plus grand rayon al mesure des arcs est plus exacte.

Les rapports nécessaires des mœurs au gouvernement ont été si bien exposés dans le livre de l’Esprit des Lois, qu’on ne peut mieux faire que de recourir à cet ouvrage pour étudier ces rapports. Mais, en général, il y a deux règles faciles et simples pour juger de la bonté relative des gouvernements. L’une est la population. Dans tout pays qui se dépeuple, l’Etat tend à sa ruine ; et le pays qui peuple le plus, fût-il le plus pauvre, est infailliblement le mieux gouverné [125].

Mais il faut pour cela que cette population soit un effet naturel du gouvernement et des mœurs ; car, si elle se faisait par des colonies, ou par d’autres voies accidentelles et passagères, alors elles prouveraient le mal par le remède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois montraient déjà le déclin de l’empire romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se marier, et non pas que la loi les y contraigne ; il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution s’élude et devient vaine, mais ce qui se fait par l’influence des mœurs et par la pente naturelle du gouvernement ; car ces moyens ont seuls un effet constant. C’était la politique du bon abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur source commune, et de voir qu’on ne les pouvait guérir que tous à la fois. Il ne s’agit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps d’un malade, mais d’épurer la masse du sang qui les produit tous. On dit qu’il y a des prix en Angleterre pour l’agriculture ; je n’en veux pas davantage : cela me prouve qu’elle n’y brillera pas longtemps.

La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et des lois se tire aussi de la population, mais d’une autre manière, c’est-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. Deux Etats égaux en grandeur et en nombre d’hommes peuvent être fort inégaux en force ; et le plus puissant des deux est toujours celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire ; celui qui n’a pas de si grandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra toujours l’autre. Ce sont les grandes villes qui épuisent un Etat et font sa faiblesse : la richesse qu’elles produisent est une richesse apparente et illusoire ; c’est beaucoup d’argent et peu d’effet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France ; mais je crois qu’elle lui en coûte plusieurs ; que c’est à plus d’un égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart