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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/76

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sa source éternelle dans le cœur de l’homme juste et dans la règle inaltérable de ses devoirs. Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus vertueux de la terre n’ont point connu le duel, je dis qu’il n’est pas une institution de l’honneur, mais une mode affreuse et barbare, digne de sa féroce origine. Reste à savoir si, quand il s’agit de sa vie ou de celle d’autrui, l’honnête homme se règle sur la mode, et s’il n’y a pas alors plus de vrai courage à la braver qu’à la suivre. Que ferait, à votre avis, celui qui s’y veut asservir, dans les lieux où règne un usage contraire ? A Messine ou à Naples, il irait attendre son homme au coin d’une rue et le poignarder par derrière. Cela s’appelle être brave en ce pays-là ; et l’honneur n’y consiste pas à se faire tuer par son ennemi, mais à le tuer lui-même.

Gardez-vous donc de confondre le nom sacré de l’honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à la pointe d’une épée, et n’est propre qu’à faire de braves scélérats. Que cette méthode puisse fournir, si l’on veut, un supplément à la probité ; partout où la probité règne, son supplément n’est-il pas inutile, et que penser de celui qui s’expose à la mort pour s’exempter d’être honnête homme ? Ne voyez-vous pas que les crimes que la honte et l’honneur n’ont point empêchés sont couverts et multipliés par la fausse honte et la crainte du blâme ? C’est elle qui rend l’homme hypocrite et menteur ; c’est elle qui lui fait verser le sang d’un ami pour un mot indiscret qu’il devrait oublier, pour un reproche mérité qu’il ne peut souffrir ; c’est elle qui transforme en furie infernale une fille abusée et craintive ; c’est elle, ô Dieu puissant ! qui peut armer la main maternelle contre le tendre fruit… Je sens défaillir mon âme à cette idée horrible, et je rends grâce au moins à celui qui sonde les cœurs d’avoir éloigné du mien cet honneur affreux qui n’inspire que des forfaits et fait frémir la nature.

Rentrez donc en vous-même, et considérez s’il vous est permis d’attaquer de propos délibéré la vie d’un homme, et d’exposer la vôtre, pour satisfaire une barbare et dangereuse fantaisie qui n’a nul fondement raisonnable, et si le triste souvenir du sang versé dans une pareille occasion peut cesser de crier vengeance au fond du cœur de celui qui l’a fait couler. Connaissez-vous aucun crime égal à l’homicide volontaire, et si la base de toutes les vertus est l’humanité, que penserons-nous de l’homme sanguinaire et dépravé qui l’ose attaquer dans la vie de son semblable ? Souvenez-vous de ce que vous m’avez dit vous-même contre le service étranger. Avez-vous oublié que le citoyen doit sa vie à la patrie, et n’a pas le droit d’en disposer sans le congé des lois, à plus forte raison contre leur défense ? O mon ami ! Si vous aimez sincèrement la vertu, apprenez à la servir à sa mode, et non à la mode des hommes. Je veux qu’il en puisse résulter quelque inconvénient : ce mot de vertu n’est-il donc pour vous qu’un vain nom, et ne serez-vous vertueux que quand il n’en coûtera rien de l’être ?

Mais quels sont au fond ces inconvénients ? Les murmures des gens oisifs, des méchants, qui cherchent à s’amuser des malheurs d’autrui, et voudraient avoir toujours quelque histoire nouvelle à raconter. Voilà vraiment un grand motif pour s’entr’égorger ! Si le philosophe et le sage se règlent dans les plus grandes affaires de la vie sur les discours insensés de la multitude, que sert tout cet appareil d’études, pour n’être au fond qu’un homme vulgaire ? Vous n’osez donc sacrifier le ressentiment au devoir, à l’estime, à l’amitié, de peur qu’on ne vous accuse de craindre la mort ? Pesez les choses, mon bon ami, et vous trouverez bien plus de lâcheté dans la crainte de ce reproche que dans celle de la mort même. Le fanfaron, le poltron veut à toute force passer pour brave.

Ma verace valor, ben che negletto,

E di se stesso a se freggio assai chiaro.

Celui qui feint d’envisager la mort sans effroi ment. Tout homme craint de mourir, c’est la grande loi des êtres sensibles, sans laquelle toute espèce mortelle serait bientôt détruite. Cette crainte est un simple mouvement de la nature, non seulement indifférent, mais bon en lui-même et conforme à l’ordre : tout ce qui la rend honteuse et blâmable, c’est qu’elle peut nous empêcher de bien faire et de remplir nos devoirs. Si la lâcheté n’était jamais un obstacle à la vertu, elle cesserait d’être un vice. Quiconque est plus attaché à sa vie qu’à son devoir ne saurait être solidement vertueux, j’en conviens. Mais