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LES INFORTUNES DE LA VERTU.

vous souffrirez, j’en conviens, mais que vous gagnerez beaucoup davantage que la plus grande partie d’entre eux.

Les indignes propos de ce monstre avaient enflammé ses passions, il me saisit brutalement par le collet de ma robe et me dit qu’il allait pour cette première fois, me faire voir lui-même de quoi il s’agissait… Mais mon malheur me prêta du courage et des forces, je parvins à me dégager, et m’élançant vers la porte :

— Homme odieux, lui dis-je en m’échappant, puisse le ciel que tu offenses aussi cruellement te punir un jour comme tu le mérites de ton odieuse barbarie, tu n’es digne ni de ces richesses dont tu fais un si vil usage, ni de l’air même que tu respires dans un monde que souillent tes férocités.

Je retournais tristement chez moi absorbée dans ces réflexions tristes et sombres que font nécessairement naître la cruauté et la corruption des hommes, lorsqu’un rayon de prospérité sembla luire un instant à mes yeux. La femme chez qui je logeais, et qui connaissait mes malheurs, vint me dire qu’elle avait enfin trouvé une maison où l’on me recevrait avec plaisir pourvu que je m’y comportasse bien.

— Oh ciel, madame, lui dis-je en l’embrassant avec transport, cette condition est celle que je mettrais moi-même, jugez si je l’accepte avec plaisir.

L’homme que je devais servir était un vieil usurier qui disait-on s’était enrichi, non seulement en prêtant sur gages, mais même en volant impunément tout le monde chaque fois qu’il avait cru le pouvoir faire en sûreté. Il demeurait rue Quincampoix, à un premier étage, avec une vieille maîtresse qu’il appelait sa femme et pour le moins aussi méchante que lui.

— Sophie, me dit cet avare, ô Sophie, c’était le nom que je m’étais donné pour cacher le mien, la première vertu qu’il faut dans ma maison, c’est la probité… si jamais vous détourniez d’ici la dixième partie d’un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, Sophie, mais pendre jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus revenir. Si ma femme et moi jouissons de quelques douceurs dans notre vieillesse, c’est le fruit de nos travaux immenses et de notre profonde sobriété… Mangez-vous beaucoup, mon enfant ?

— Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répon-