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PRÉFACE.

rétablissant pas les choses, servent plutôt à fixer les erreurs qu’à découvrir la vérité. Reste donc une seule ressource, un seul moyen de guérison : c’est de recommencer tout ce travail de l’entendement humain, de ne jamais l’abandonner à lui-même, mais de s’emparer de lui dès le commencement, de le diriger à chaque pas, et, pour tout dire, de ne le faire travailler qu’à force de machines. Certes, si les hommes eussent voulu exécuter tous les travaux mécaniques à l’aide de leurs seules mains, ils n’auraient pu mouvoir que de fort petites masses, et ils n’auraient fait en ce genre rien de grand. Mais faisons ici une courte pause pour contempler dans cet exemple même, comme dans un miroir fidèle, la vanité de nos prétentions et l’inutilité de nos efforts. Supposons qu’on eût dessein de transporter un obélisque d’une grandeur extraordinaire pour servir de décoration à un triomphe ou à quelque autre fête de ce genre, et que ceux qui auraient entrepris ce travail voulussent l’exécuter avec leurs seules mains ; un spectateur de sang-froid ne les prendrait-il pas pour une troupe d’insensés ? Que si, augmentant le nombre des ouvriers, ils espéraient par ce seul moyen venir à bout de leur dessein, ne lui sembleraient-ils pas encore plus fous ? Si encore, faisant un choix dans cette multitude et renvoyant les plus faibles pour n’employer que les plus vigoureux, ils se flattaient d’avoir tout fait par ce choix, ne lui sembleraient-ils pas au comble de la folie ? Enfin, si, non contents de tout cela, et recourant à l’art de la gymnastique, ils ordonnaient que chaque ouvrier eût à ne se présenter au travail qu’après avoir enduit ses bras, ses mains et tous ses muscles de ces substances onctueuses dont les athlètes faisaient usage autrefois, et suivi exactement le régime qu’on leur prescrivait, ce spectateur, plus étonné que jamais, ne finirait-il pas par s’écrier : « Voilà des gens qui extravaguent avec une sorte de prudence et de méthode ! Que de peine perdue !... » Eh bien ! c’est avec un zèle aussi extravagant et avec des efforts aussi impuissants que les hommes s’attroupent pour exécuter les travaux intellectuels, attendant tout, soit de la multitude et de l’accord des esprits, soit de la pénétration et de la supériorité du génie ; ou encore pour donner à leur esprit plus de nerf et de ressort, recourant à la dialectique, sorte d’art très-analogue à celui des athlètes. Mais cependant, quels que soient le zèle et les efforts qu’ils déploient, on ne peut disconvenir que c’est leur entendement tout nu qu’ils mettent en œuvre. Or il est de toute évidence que, dans toute opération qu’exécute la main de l’homme, si on n’a recours aux instruments et aux machines, on ne pourra ni tendre les forces des individus, ni les faire s’appuyer mutuellement.