Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/151

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Au-dessus de ce ruban mouvant de têtes noires et blanches, le pignon de son tricorne s’élevait avec une grande majesté, comme la flèche ardoisée d’une église au milieu des toits moussus d’un village. On lui avait dressé sur la place même une petite table où il s’était fait servir une demi-bouteille et un petit pain, et devant laquelle il allait et venait avec la gravité d’un grand sacrificateur, tantôt avalant une gorgée de vin blanc, tantôt rompant un morceau de son petit pain.

Ma grand’mère poussa son âne au milieu de la foule et se trouva bientôt au premier rang.

— Que fais-tu là, malheureux ? dit-elle à mon oncle en lui montrant le poing.

— Vous le voyez, madame ; j’erre, je suis Ahasvérus, vulgairement dit le Juif-Errant. Comme j’ai beaucoup entendu parler dans mes voyages de la beauté de ce petit village et de l’amabilité de ses habitants, j’ai résolu d’y déjeuner. Puis, s’approchant d’elle, il lui dit à voix basse : Dans cinq minutes je vous suis, mais pas un mot de plus, je vous en prie, le mal serait irréparable ; ces imbéciles seraient capables de m’assommer s’ils découvraient que je me moque d’eux.

L’éloge de Moulot, que Benjamin avait trouvé moyen d’intercaler dans sa réponse à sa sœur, répara ou plutôt prévint l’échec que l’apostrophe imprudente de celle-ci devait lui faire essuyer, et un frémissement d’orgueil circula dans l’assemblée.

— Monsieur le Juif-Errant, fit un paysan auquel il restait encore quelque doute, quelle est donc cette dame qui tout à l’heure vous montrait le poing ?

— Mon bon ami, répondit mon oncle sans se déconcerter, c’est la sainte Vierge que Dieu m’a ordonné de conduire en pèlerinage à Jérusalem sur cette bourrique. Elle est bonne femme au fond, mais un peu diseuse ; elle est de mauvaise humeur parce que ce matin elle a perdu son chapelet.