Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/306

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le joyeux soleil du printemps et paré de ses festons de verdure, ce paysage sur lequel l’hiver étendait maintenant un voile si épais de tristesse.


Votre oncle avait peur, dites-vous, soit ; mais permettez-moi de vous poser cette question : « Quel est le plus courageux de l’homme qui n’a pas peur d’un danger, ou de celui qui brave ce danger, bien qu’il en ait peur. » Quoi qu’il en soit, Benjamin arriva à Moulot sans s’en apercevoir ; il se trouva tout à coup vis-à-vis le bouchon de Manette, qui se dandinait au bout de sa perche comme un gros paysan qui veut faire le beau, ou comme un chien qui frétille de la queue pour vous faire accueil. Comme Benjamin était ce jour-là tout à fait sentimental, il se reprocha d’avoir délaissé si longtemps la jolie cabaretière et il lui prit fantaisie de déjeuner une heure ou deux avec elle. Lorsqu’il entra, Manette était seule qui filait au rouet. À la vue de mon oncle, Manette poussa un petit cri étouffé et sa quenouille lui tomba des mains. Mon oncle n’était pas un rhéteur en amour, ni Manette une précieuse.

— Manette, lui dit Benjamin, où est ton mari ?

— À la foire d’Entrains, où il est allé vendre notre vache, et ajouta-t-elle d’un ton plus bas, il ne reviendra que ce soir.

— Tant mieux, sacrédieu, fit mon oncle ; en ce cas-là ferme la porte, car je veux déjeuner avec toi.

— Déjeuner avec moi, quel honneur ! monsieur Rathery ; mais que dira la belle Arabelle Minxit lorsqu’elle apprendra que vous vous êtes arrêté ici ?

— Toujours Arabelle Minxit ! Tu n’as que ce mot à la bouche lorsque je suis ici. Je sais que j’ai eu des torts envers toi, mais aussi, il faut se payer de raison, quand on ne peut se payer d’autre chose. Si par exemple on te donnait à choisir à toi, Manette, entre une blanche colombe aux pieds roses et une grosse vache tout ébouriffée, mais pleine de lait, laquelle préférerais-tu ?

— La grosse vache pleine de lait, dit Manette. Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur Rathery ?

— C’est que j’avais choisi comme toi, ma pauvre Manette, en demandant Mlle Minxit en mariage, et toi-même je suis très sûr que tu en as fait autant ; sois franche, n’aurais-tu pas laissé de côté un jeune villageois qui avait le menton frais et les joues roses et qui dansait gentiment la bourrée carrée, pour ton gros lourdeau de mari, parce qu’il avait quelques morceaux de terre ?

— Dame, monsieur Rathery, c’est possible.

— Que veux-tu, ce n’est pas à nous qu’il faut faire un crime de cela ; c’est à ces abominables marchands qui ne veulent rien nous donner sans écus ; mais rassure-toi, ma très belle, je n’épouse plus Mlle Minxit ; un autre se charge de la corvée, et, ma foi, je lui souhaite bien du plaisir.

— Dites-vous vrai, monsieur Rathery ? fit Manette haletante d’émotion.

— Oui, mon enfant, je dis vrai ; c’est toi que j’ai toujours aimée, toi que j’aime, et que j’aimerai autant qu’il te plaira.

— En ce cas-là, dit Manette, je cours fermer la porte ; les voisines en penseront ce qu’elles voudront.

— Mais n’as-tu pas peur qu’elles jasent auprès de ton mari ? fit mon oncle.

— Elles feront bien comme elles voudront, répondit Manette ; si mon mari me bat, ça m’est bien égal à présent que vous m’aimez ; allez, monsieur Rathery, il m’a déjà battue bien des fois parce qu’il voulait que je vous défendisse la maison, mais je ne vous en ai pas parlé, de peur que cela ne vous empêchât de revenir.

Mon oncle, touché de cet amour si désintéressé et si naïf, la prit entre ses bras et la couvrit de baisers.

— Oh ! laissez-moi, monsieur Rathery, disait Manette d’une voix entrecoupée de soupirs, vous me brûlez ; je sais que je vais me trouver mal.

En ce moment, sa coiffe se détacha, et ses longs cheveux se répandirent autour d’elle comme un voile de reine.

— Oh ! que tu es belle ainsi, disait mon oncle, se repliant en arrière pour l’admirer ; je connaissais toute la puissance du vin, mais je n’aurais jamais cru qu’il y eût tant d’ivresse dans l’étreinte d’une femme.

Manette, fascinée par son regard, lui jeta ses bras autour du cou, et, attirant sa tête à elle, elle lui rendait lentement et un à un tous ses baisers ; vous eussiez dit d’elle une chèvre s’élevant sur l’extrémité de ses pattes pour atteindre une grappe de fleurs qui pend à une liane le long d’un rocher. Mon oncle n’était pas homme à faire longtemps l’amour debout.

— J’ai l’air, dit-il à Manette, d’un poteau le long duquel tu cherches à grimper, ne pourrions-nous nous aimer d’une façon plus commode ?

Il ôta son épée qu’il jeta sur la table, posa Manette sur ses genoux, et passant un bras autour de sa taille, il la pressa avec amour contre son gilet à ramage.

— Tu m’aimes donc bien, Manette ? lui dit-il.

— Oh ! si je t’aime, fit Manette ; quand je suis avec toi, il me semble que je suis au ciel. Si le bon Dieu voulait permettre que je fusse toujours ainsi, assise sur tes genoux, appuyée sur ton bras, ma joue auprès de la tienne, je ne lui demanderais pas d’autre éternité.

— Merci, dit mon oncle, c’est que tu n’es pas une feuille de rose, Manette, et, à la longue, cela deviendrait fatigant.

En ce moment, on frappa à la porte, Manette s’arracha tout éperdue des bras de son amant, car elle avait reconnu son mari à sa manière d’arriver. Elle posa un doigt sur ses lèvres, ramassa sa coiffe, et, entraînant mon oncle dans une petite chambre dont la fenêtre ouvrait sur le jardin, elle lui fit signe de s’échapper par cette issue. Quand mon oncle fut à terre. Manette se jeta entre ses bras et il la posa mollement sur un carré de salsifis ; tout cela fut fait dans l’espace d’une minute. Manette n’avait oublié qu’une chose, c’était d’emporter l’épée que Benjamin avait laissée sur la table ; elle se hâta de couper un chou et de courir à sa porte. Pour mon oncle, il se cacha du mieux qu’il put derrière un tas de fagots qui se trouvait au pied du mur. Manette ne s’était point trompée ; c’était en effet son mari qui, ayant vendu sa vache en route, revenait trois bonnes heures plus tôt qu’on ne l’attendait.

— Et d’où diable viens-tu, dit-il à sa femme, il y a un siècle que je suis là à grelotter.

— Tu le vois bien d’où je viens, répondit Manette, je viens du jardin couper un chou pour mettre dans la marmite.

Jean-Pierre lui fit observer qu’elle était bien rouge et bien émue pour quelqu’un qui vient de couper un chou.

— C’est, dit Manette, que j’ai une migraine et que je suis venue courant, de peur de te faire attendre.

— Bien, dit le cabaretier, nous allons éclaircir cela dans la maison ; tu as peut-être besoin d’être saignée ; veux-tu que j’aille chercher Benjamin Rathery ?

Le premier objet qu’il aperçut en rentrant fut l’épée de mon oncle, nonchalamment étendue sur la table.

— Eh bien ! malheureuse, s’écria-t-il, me soutiendras-tu encore que tu n’étais pas avec ton Benjamin, quand voilà ici son épée ?

— Et qui te dit, vilain jaloux, que c’est l’épée de M. Rathery ? fit Manette, qui se défendait avec le courage du désespoir.

— Parbleu, répliqua Jean-Pierre, je la reconnais bien ; il m’a battu du plat de cette épée pendant plus de dix minutes parce que je me suis hasardé à dire, dans le cabaret de la mère Edmée, que le Juif-Errant qui avait paru à Moulot et lui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau.

— Je t’en prie, Jean-Pierre, dit Manette, joignant les mains, ne me bats pas ; je vais t’expliquer comment cette épée se trouve ici. M. Rathery est venu déjeuner ce matin, et comme il n’avait pas d’argent, et que tu m’as défendu de lui faire crédit, je l’ai obligé à laisser son épée ; tu ne peux pas me maltraiter pour m’être trop bien conformée à tes ordres.

— Vraiment, fit Jean-Pierre, Rathery déjeune de bon matin ; et que lui as-tu donc servi pour son épée ? il n’y a pas seulement de feu dans le foyer.

Les choses se seraient fort mal passées pour Manette si mon oncle qui entendait dans sa cachette, car la fenêtre du cabinet était restée ouverte, tout ce qui se disait dans la maison, ne fût venu à son secours.

— Je viens, dit-il au cabaretier, reprendre mon épée que ta femme m’a forcé de laisser ici en plan pour vingt-quatre sous. Tiens, ajouta-t-il en posant une pièce de 24 sous sur la table, voici ton argent ; j’ai rencontré en route un ami à qui je l’ai emprunté.

— Eh bien ! dit Manette, affectant un air de triomphe, me croiras-tu une autre fois ? Imaginez-vous, monsieur Rathery, que le gros butor voulait me battre parce qu’il a trouvé ici votre épée.

— Ce n’est pas à cause de cela, drôlesse, dit Jean-Pierre, qui avait une peur terrible de l’épée de mon oncle et qui n’était pas bien convaincu qu’il ne fût pas le diable ; c’est que tu as désarmé M. Rathery pour un écot de vingt-quatre sous.

— Mon bon Jean-Pierre, dit Benjamin, je te remercie ; mais je suis le médecin de Manette et, à ce titre, je dois veiller sur sa santé ; si j’apprends que tu la battes, pour quelque cause que ce soit, tu referas connaissance avec le plat de mon épée et peut-être bien aussi avec le tranchant, ajouta-t-il après un moment de réflexion ; car, s’il n’était pas si tard, aujourd’hui même, je te couperais les deux oreilles.

M. Minxit était absent lorsque mon oncle arriva à Corvol ; il entra dans le salon. M. de Pont-Cassé était installé, à côté d’Arabelle, sur un sofa. Benjamin, sans faire attention à la moue de sa fiancée et aux airs provocateurs du mousquetaire, se jeta dans un fauteuil, se croisa les jambes et posa son chapeau sur une chaise, comme un homme qui n’est pas pressé de partir. Lorsqu’on eut parlé quelque temps de la santé de M. Minxit, des probabilités du dégel et de la grippe, Arabelle garda le silence, et mon oncle n’en sut plus tirer que quelques monosyllabes aigres et criards comme les notes qu’un apprenti musicien arrache à grand’peine et d’intervalle en intervalle de sa clarinette. M. de Pont-Cassé se promenait dans le salon, frisant ses moustaches et faisant résonner ses grands éperons sur le parquet ; il semblait étudier en lui-même de quelle façon il s’y prendrait pour chercher querelle à mon oncle.

Benjamin avait deviné ses intentions, mais il eut l’air de ne pas faire attention à lui et s’empara d’un livre qui traînait sur un canapé ; d’abord il se contenta de le feuilleter, observant M. de Pont-Cassé du coin de l’œil ; mais comme c’était un ouvrage de médecine, il se laissa bientôt absorber par l’intérêt de sa lecture et oublia le mousquetaire. Celui-ci était décidé à en finir ; il s’arrêta devant mon oncle et le regardant de bas en haut :

— Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que vos visites céans sont bien longues !…

— Il me semble pourtant, répondit mon oncle, que vous étiez ici avant moi.

— Et en même temps bien fréquentes, ajouta le mousquetaire.

— Je vous assure, monsieur, répliqua mon oncle, qu’elles le