Page:Œuvres de Philippe Desportes (éd. 1858).djvu/425

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Luy-mesme il s’en estonne et ne sçauroit penser
Comme il puisse des yeux tant de larmes verser,
Et dit en soupirant : « Ces ruisseaux qui s’écoulent
Ce ne sont point des pleurs : tant de larmes ne roulent
Comme j’en sors des yeux ; non, ce ne sont point pleurs,
Les pleurs ne suffiroient à mes longues douleurs ;
Car mes douleurs ne sont au milieu de leur course,
Et j’ay jà de mes pleurs tari toute la source.
Ah ! je connoy que c’est ! c’est la vitale humeur,
Qui fuit devant le feu que j’ay dedans le cœur,
Et coule par mes yeux de ma poitrine cuite,
Et tirera mon mal et ma vie à sa suite.
Mais las ! s’il est ainsi, double, double ton cours,
Precipitant la fin de mes malheureux jours !
Et vous, ô chauds soupirs ! témoins de mon angoisse,
Vous n’estes point soupirs, car les soupirs ont cesse,
Et ne durent tousjours ; mais plus j’en vay sortant,
Mon estomac enflé va plus fort haletant.
Amour, qui m’ard le cœur, fait ce vent de ses ailes,
Pour tenir en vigueur mes flammes immortelles.
« Quel miracle est cecy, que mon cœur allumé
Par tant de feux d’Amour n’est jamais consumé ?
Mais que suis-je à present qui souffre telle rage ?
Seroy-je bien celuy que je monstre au visage ?
Seroy-je donc Roland ? Ah ! non, Roland est mort !
Sa dame, trop ingrate, a occis à grand tort
Ce Roland que j’estoy, son corps est dessous terre.
Je ne suis, je ne suis que son esprit qui erre,
Hurlant, criant, fuyant en ce lieu separé,
Où je fay mon enfer, triste et desesperé,
Pour témoigner à tous, par ma douleur profonde,
Ce que doit esperer qui sur l’amour se fonde. »
Toute la nuit Roland en ces regrets passa,
Puis, comme le soleil ses rayons élança
Pour esclairer le ciel et que l’aube vermeille
Eut laissé dans le lit son vieillard qui sommeille,
Guidé par le destin, il se revoit encor
Au rocher tout escrit d’Angelique et Medor ;
Il le voit, et soudain le dédain qui l’enflame,
De nouvelle fureur luy comble toute l’ame :
Il saisit son espée, et de taille et d’estoc,
Il part en mille éclats l’écriture et le roc,
Et partout où il va la place est malheureuse,
S’il y trouve un seul trait de la lettre amoureuse,
Car soudain il la tranche, et n’a jamais cessé
Qu’en morceaux çà et là tout ne soit renversé.