Page:Œuvres de Philippe Desportes (éd. 1858).djvu/434

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Du poignard qu’il tenoit il cherche par derriere
À priver son haineux de la douce lumiere.
Roger, voyant l’erreur où il peut encourir,
S’il tarde plus long-tans de le faire mourir,
Dresse le bras bien-haut, puis comme une tempeste
Desserre le poignard trois coups dessus sa teste,
Et autant sur le front tout rouge et tout souillé ;
Le cerveau tombe à bas du test écarbouillé,
Et l’ame en blasphemant, orgueilleuse et despite,
Vers l’ombreux Acheron soudainement prend fuite,
Abandonnant le corps qui roidist froid et blanc,
Ondoyant tout par tout à gros bouillons de sang.
Le peuple, en s’estonnant d’une telle victoire,
Eleve jusqu’au ciel le vainqueur plein de gloire.
Chacun, à qui plus tost, le vient environner :
On oit l’air tout autour du grand bruit resonner,
Son nom deçà delà parmy les bouches vole,
Et ce mot de Roger est toute leur parole.
Les palladins courans viennent tous l’embrasser,
Charlemaigne le tient qui ne le veut laisser :
Tout ravy de liesse, il le baise, il l’embrasse,
Et d’un pleur agreable il luy baigne la face.
Marfize en fait autant, Sobrin, Renaud, Roland,
Dudon, Griffon le noir et le blanc Aquiland ;
La belle Bradamant, la guerriere amoureuse,
Baise de son Roger la main victorieuse,
Rasserene sa face et rallume ses yeux,
Encores tous troublez du combat furieux.
Combien, helas ! combien l’amante desolée
Sentit de dures morts durant ceste meslée,
Tremblant pour son Roger, son cœur, son tout, son Dieu.
Las ! qu’elle desira de se voir en son lieu !
Non que de sa prouesse elle eust aucune crainte :
Mais le fier Rodomont ne donne aucune attainte
Qui ne trouve son ame, et que son cœur blessé
D’une tremblante peur ne devienne glacé.
Maintenant, au contraire, elle est toute ravie,
L’appelle son esprit, sa lumiere et sa vie,
Et souhaitte en son cœur de voir la fin du jour,
Pour cueillir le doux fruit de si parfaite amour.
Le peuple cependant à grands monceaux s’assemble
Tout à l’entour du corps, qui de grandeur ressemble
Le cyclope Etnean sur la terre estendu,
Apres que le fin Grec l’eut aveugle rendu.
L’un admire estonné son visage effroyable,
L’autre admire sa barbe et son poil admirable,