prochez le voyage des Argonautes de celui de Lapeyrouse ; mesurez la distance entre les observations astronomiques des mages de l’Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l’ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David.
Tout a changé dans l’ordre physique ; tout doit changer dans l’ordre moral et politique. La moitié de la révolution du monde est déjà faite ; l’autre moitié doit s’accomplir.
La raison de l’homme ressemble encore au globe qu’il habite : la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale publique ; ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D’où vient ce mélange de génie et de stupidité ? De ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que pour défendre ses droits et respecter ceux d’autrui, il faut les vaincre. Il est encore une autre raison : c’est que les rois, qui font le destin de la terre, ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poëtes, et qu’ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l’humanité.
Cependant, le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes à pas lents, et par des routes détournées, mais sûres ; le génie menace le despotisme, alors même qu’il semble le caresser : il n’est plus guère défendu que par l’habitude et par la terreur, et surtout par l’appui que lui prête la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes, qu’épouvante le caractère imposant de la Révolution française.
Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ; on serait tenté de le regarder au milieu d’elle comme une espèce différente :