Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mains pures, les charmes du beau peuvent servir à des fins honorables ; mais il ne répugne pas à son essence de produire, dans des mains impures, un effet directement contraire, et d’employer au profit de l’erreur et de l’injustice la puissance qu’il a d’enchaîner les âmes. Précisément parce que le goût ne se préoccupe que de la forme et jamais du fond, il finit par placer l’âme sur la pente périlleuse de négliger toute la réalité en général, et de sacrifier à une enveloppe attrayante la vérité et la moralité. Toute la différence réelle des choses s’évanouit, et c’est uniquement l’apparence qui en détermine la valeur. Combien d’hommes de talent, ajoutent-elles, le pouvoir séducteur du beau ne détourne-t-il pas de tout effort, de tout sérieux exercice de leur activité, ou du moins n’amène-t-il point à ne l’exercer que superficiellement ? Combien n’y a-t-il pas d’esprits faibles qui se brouillent avec l’organisation sociale, uniquement parce qu’il a plu à l’imagination des poètes de présenter l’image d’un monde constitué tout autrement, d’un monde où nulle convenance n’enchaîne l’opinion, où rien d’artificiel n’opprime la nature ? Quelle dangereuse dialectique les passions n’ont-elles pas apprise depuis qu’elles sont peintes, dans les tableaux des poètes, des plus brillantes couleurs, et que, dans la lutte avec les lois et les devoirs, elles restent maîtresses, le plus souvent, du champ de bataille ! Qu’est-ce que la société a gagné à ce que les relations sociales, réglées jadis par la vérité, soient soumises aujourd’hui aux lois du beau, à ce que l’impression extérieure décide de l’estime qui ne devrait s’attacher qu’au mérite ? Il est vrai , on voit maintenant fleurir toutes les vertus dont l’apparence produit un effet agréable, et qui, dans la société , donnent une valeur à qui les a ; mais, en revanche, on voit régner tous les débordements, on voit mis en vogue tous les vices qui peuvent se concilier avec de beaux dehors. » En effet, il est digne de réflexion que, dans presque toutes les époques de l’histoire où les arts fleurissent et où le goût exerce son empire, on trouve l’humanité déchue, et qu’on ne peut citer un seul exemple d’un haut degré et d’une grande diffusion de la culture esthétique associés chez un peuple avec la liberté politique et la vertu sociale, de belles mœurs unies aux bonnes mœurs, et de la politesse fraternisant avec la vérité et la loyauté de la conduite.