Page:Œuvres de Schiller, Esthétiques, 1862.djvu/231

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à développer des sentiments si dangereux pour la vraie culture de l’homme. Au risque d’être dur et grossier, on aimera mieux se passer de cette force dissolvante du beau que de se voir, quels que soient les avantages du raffinement, en proie à ses influences énervantes. Toutefois, peut-être l’expérience n’est-elle pas le tribunal devant lequel doit se décider une telle question ; avant de donner tant de poids à son témoignage, il faudrait qu’il fût hors de doute que la beauté dont nous parlons est bien celle que condamnent les exemples précédents. Mais ceci parait supposer une idée du beau puisée à une autre source que l’expérience, puisque par cette idée l’on doit reconnaître si ce que l’expérience appelle beau porte à bon droit ce nom.

Cette idée pure et rationnelle du beau, en admettant qu’on puisse la mettre en évidence, devrait donc, attendu qu’elle ne peut être tirée d’aucun cas réel et particulier, et qu’elle doit au contraire diriger et légitimer notre jugement sur chaque cas particulier : cette idée devrait, dis-je, être cherchée par voie d’abstraction et pouvoir être déduite de la simple possibilité d’une nature à la fois sensible et rationnelle ; en un mot, il faudrait que le beau se présentât comme une condition nécessaire de l’humanité. Il importe donc que nous nous élevions à l’idée pure de l’humanité, et, comme l’expérience ne nous montre que des individus dans des états particuliers, et jamais l’humanité , il faut que nous cherchions à découvrir dans leurs manières d’être et de paraître, individuelles et variables, l’absolu et le permanent, et à saisir, supprimant toutes les limites accidentelles, les conditions nécessaires de leur existence. A la vérité, cette voie transcendantale nous éloignera quelque temps du cercle familier des phénomènes et de la présence vivante des objets, pour nous retenir sur le terrain nu des idées abstraites ; mais nous sommes à la recherche d’un principe de connaissance qui soit assez stable pour que rien ne puisse l’ébranler, et celui qui n’ose s’élever au-dessus de la réalité ne conquerra jamais la vérité.