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UN DÉJEUNER DU DUC D’ALBE.

voix d’un ton menaçant) du sang de princes pour le sang des bœufs ! » Après cette déclaration laconique, elle quitta la salle, qui, au bout de quelques instants, fut remplie d’hommes armés. L’épée à la main, ils se placèrent respectueusement derrière les siéges des convives, et se mirent en devoir de servir le déjeuner. A l’entrée de cette bande prête au combat, le duc d’Albe changea de couleur ; muets, embarrassés, les convives se regardèrent les uns les autres. Séparés de l’armée, environnés d’une troupe robuste et supérieure en nombre, que leur restait-il à faire, sinon de se résigner et d’apaiser, à quelque condition que ce pût être, leur hôtesse offensée ? Henri de Brunswick fut le premier qui retrouva tout son sang-froid. Il partit d’un grand éclat de rire et eut le bon esprit de tourner toute cette scène en plaisanterie. Il fit un grand éloge de la sollicitude maternelle de la comtesse et du courage déterminé dont elle venait de faire preuve. Il la pria de se calmer, et prit l’engagement de faire consentir le duc d’Albe à toutes les réparations qu’on pourrait raisonnablement exiger. En effet, il le détermina à expédier sur-le-champ à l’armée l’ordre de restituer sans délai aux propriétaires tout le bétail enlevé. Aussitôt que la comtesse fut sûre de la restitution, elle remercia ses hôtes de la manière la plus aimable, et ceux-ci prirent congé d’elle fort poliment.

C’est sans doute à cette aventure que la comtesse de Schwartzbourg doit le surnom d’héroïque. On vante, en outre, l’activité constante qu’elle déploya pour favoriser, dans son pays, les progrès de la réformation, qui déjà y avait été introduite par son époux, le comte Henri XXXVII ; pour abolir le monachisme, et améliorer le régime des écoles. Elle accorda sa protection et son appui à beaucoup de prédicateurs protestants qui eurent à souffrir des persécutions pour la religion. De ce nombre était un certain Gaspard Aquila, curé de Saalfeld, qui, à une époque antérieure, avait suivi, comme aumônier, l’armée de l’empereur aux Pays-Bas. Là, s’étant refusé à baptiser un boulet de canon, il avait été mis, en guise de charge, dans un mortier, par la soldatesque effrénée, pour être tiré en l’air ; heureusement il échappa à ce destin, parce que la poudre ne voulut pas prendre. Il fut ensuite une seconde fois en danger de mort, et on offrit une récompense de 5000 florins à qui le livrerait, parce qu’il