Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/321

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instincts de l’appétit, puisque la nature ne leur a pas donné d’autre guide, qu’elle leur a refusé le moyen de vivre d’après la saine raison, et que conséquemment ils ne sont pas plus obligés de vivre suivant les lois du bon sens qu’un chat selon les lois de la nature du lion. Ainsi, quiconque est censé vivre sous le seul empire de la nature a le droit absolu de convoiter ce qu’il juge utile, qu’il soit porté à ce désir par la saine raison ou par la violence des passions ; il a le droit de se l’approprier de toutes manières, soit par force, soit par ruse, soit par prières, soit par tous les moyens qu’il jugera les plus faciles, et conséquemment de tenir pour ennemi celui qui veut l’empêcher de satisfaire ses désirs.

II suit de tout cela que le droit de la nature sous lequel naissent tous les hommes, et sous lequel ils vivent la plupart, ne leur défend que ce qu’aucun d’eux ne convoite et ce qui échappe à leur pouvoir ; il n’interdit ni querelles, ni haines, ni ruses, ni colère, ni rien absolument de ce que l’appétit conseille. Et cela n’est pas surprenant ; car la nature n’est pas renfermée dans les bornes de la raison humaine, qui n’a en vue que le véritable intérêt et la conservation des hommes ; mais elle est subordonnée à une infinité d’autres lois qui embrassent l’ordre éternel de tout le monde, dont l’homme n’est qu’une fort petite partie. C’est par la nécessité seule de la nature que tous les individus sont déterminés d’une certaine manière à l’action et à l’existence. Donc tout ce qui nous semble, dans la nature, ridicule, absurde ou mauvais, vient de ce que nous ne connaissons les choses qu’en partie, et que nous ignorons pour la plupart l’ordre et les liaisons de la nature entière ; nous voudrions faire tout fléchir sous les lois de notre raison, et pourtant ce que la raison dit être un mal n’est pas un mal par rapport à l’ordre et aux lois de la nature universelle, mais seulement par rapport aux lois de notre seule nature.

Cependant personne ne peut douter qu’il ne soit extrêmement utile aux hommes de vivre selon les lois et les