Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/437

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nature l’homme le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même est celui qui est conduit par la raison (en vertu de l’article 11 du chapitre précédent), de même l’État le plus puissant et le plus maître de soi, c’est l’État qui est fondé selon la raison et dirigé par elle. Car le droit de l’État est déterminé par la puissance de la multitude en tant qu’elle est conduite comme par une seule âme. Or cette union des âmes ne pourrait en aucune manière se concevoir, si l’État ne se proposait pour principale fin ce qui est reconnu utile à tous par la saine raison.

8. Il faut considérer en second lieu que si les sujets ne s’appartiennent pas à eux-mêmes mais appartiennent à l’État, c’est en tant qu’ils craignent sa puissance ou ses menaces, c’est-à-dire en tant qu’ils aiment la vie sociale (par l’article 10 du précédent chapitre). D’où il suit que tous les actes auxquels personne ne peut être déterminé par des promesses ou des menaces ne tombent point sous le droit de l’État. Personne, par exemple, ne peut se dessaisir de la faculté de juger. Par quelles récompenses, en effet, ou par quelles promesses amènerez-vous un homme à croire que le tout n’est pas plus grand que sa partie, ou que Dieu n’existe pas, ou que le corps qu’il voit fini est l’être infini, et généralement à croire le contraire de ce qu’il sent et de ce qu’il pense ? Et de même, par quelles récompenses ou par quelles menaces le déciderez-vous à aimer ce qu’il hait ou à haïr ce qu’il aime ? J’en dis autant de ces actes pour lesquels la nature humaine ressent une répugnance si vive qu’elle les regarde comme les plus grands des maux, par exemple, qu’un homme rend témoignage contre lui-même, qu’il se torture, qu’il tue ses parents, qu’il ne s’efforce pas d’éviter la mort, et autres choses semblables où la récompense et la menace ne peuvent rien. Que si nous voulions dire toutefois que l’État a le droit ou le pouvoir de commander de tels actes, ce ne pourrait être que dans le même sens où l’on dit que l’homme a le droit de tomber en démence et de délirer. Un droit, en effet, auquel nul ne peut être astreint,