Page:Œuvres de Vauvenargues (1857).djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
xxi
DE VAUVENARGUES.

L’homme nous est connu ; il me reste à montrer que l’écrivain a tenu les promesses de l’homme.


Lorsque, en 1745, Vauvenargues quittait la Provence pour n’y plus retourner, et venait s’établir à Paris, dans la rue du Paon[1], à l’hôtel de Tours, il se produisait dans le monde des lettres un mouvement nouveau. Au siècle précédent, il y avait eu des amitiés vives entre les plus illustres écrivains, mais alors les lettres n’étaient aimées que pour elles-mêmes, et ne recevaient des nobles esprits qui les aimaient ensemble qu’un hommage exclusif et désintéressé. Au dix-huitième siècle, au contraire, elles ne sont plus à elles-mêmes leur propre but, elles deviennent un moyen, et l’accord des écrivains prend le caractère d’une véritable coalition. Voltaire est chef ; son armée se forme derrière lui, et se prépare à cette guerre au passé dont l’Encyclopédie sera bientôt le manifeste. Comme ces courants d’eau douce qui traversent, dit-on, l’Océan, sans rien prendre de son amertume, Vauvenargues traversera les passions et les luttes contemporaines, sans y rien laisser de son calme et de sa douceur. Dès le premier moment, il se distinguera par la gravité, par la tenue, dans un monde qui en avait souvent trop peu, et, de même que, dans les camps, parmi ses camarades, il avait conservé son caractère propre, il conservera parmi les écrivains d’alors une place à part et respectée. Il imposera à Voltaire lui-même, et l’on ne peut s’étonner assez de voir ce jeune homme s’emparer tout d’abord d’un esprit aussi insaisissable et d’une humeur aussi mobile. Voltaire, on peut le dire, n’a reçu de personne une impression aussi vive, n’a éprouvé pour personne une déférence aussi sincère et aussi tendre. Il ne s’agit pas ici de cette déférence cruellement ironique dont il usait volontiers à l’égard de certaines médiocrités avides de louanges ; il est clair que Vauvenargues a touché le cœur, en même temps qu’il a étonné l’esprit de ce grand homme. C’est qu’avec son regard si net et si prompt, quand la passion

  1. Aujourd’hui rue Larrey, près de l’École de Médecine.